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La barge impériale approchait. Le Conservateur et ses hommes, vêtus de l’uniforme ancestral attaché à leur fonction, marchaient sur le pont de Lohman, en formation rangée. Une escorte de gardes en livrées pourpres leur ouvrait le passage. Les mesures de sécurité étaient strictes : personne ne devait se trouver sur le pont avant que l’embarcation impériale ne fût passée. Ce qui n’avait pas empêché le public de s’y masser avec un enthousiasme impressionnant.
Le Conservateur s’arrêta devant le mécanisme massif. À son signal, un de ses hommes produisit un grand drapeau cyan. Quelques mètres en dessous, la barge officielle cessa d’avancer d’un coup. Elle gîtait légèrement, pareille à un énorme monstre magnifique qui piafferait d’impatience avant de partir à l’assaut.
— En place ! cria le Conservateur.
Marchant au pas, ses hommes prirent position. Trois d’entre eux se rendirent à la Grande Roue. Les autres saisirent la forêt de cordes et de câbles qui l’entourait.
— Action ! lança le Conservateur.
Une partie de ses hommes tira sur les cordes, tandis que les autres poussaient la Grande Roue. Certains voyaient dans cet exercice une forme d’auspices : si le pont refusait de s’ouvrir, cela augurait mal du prochain règne. On se souvenait du Bon Roi Glaucopsyche, devant qui le pont était resté bloqué deux semaines !
Soudain, un premier craquement retentit, la Grande Roue oscilla, et le pont trembla de plus en plus fort avant de s’ouvrir. Un hurlement de bonheur sortit des poitrines des spectateurs. Sur la barge, une petite silhouette blanche émergea sur le pont. Les applaudissements redoublèrent. Et les deux parties du pont s’écartèrent.
Un mouvement de panique s’ensuivit, le temps que les spectateurs choisissent de quel côté s’enfuir. C’était aussi pour éprouver ce petit frisson que l’on aimait à se placer sur la passerelle… et le plus possible au milieu, où le danger était le plus grand ! Bientôt, chacun ayant regagné la rive, l’embarcation impériale reprit sa progression sous les vivats.