5
L’homme qui émergea de l’ombre était grand, svelte et âgé. Il portait une toge indigo qui lui descendait aux chevilles. Des éclairs et des planètes étaient brodés sur le tissu. Il fixait Henry d’un œil torve :
— Tu sais qu’ils mettent de la drogue dans ce truc, hein ? De la drogue pour chats. Les gentils petits minets en deviennent dépendants et refusent de toucher aux autres marques. C’est pour ça que ces boîtes de luxe coûtent aussi cher. À cause de la drogue.
Le garçon regarda la boîte qu’il s’apprêtait à ouvrir. Puis ses yeux se tournèrent de nouveau vers la silhouette qui venait d’apparaître devant lui.
— Monsieur Fogarty ! s’écria-t-il enfin. Qu’est-ce que vous fabriquez ici ?
— C’est là où j’habite, lui signala l’homme.
— Pas vraiment, rétorqua Henry. En tout cas, pas ce dernier mois !
Il se sentit soudain très excité.
— Comment va Pyrgus ? demanda-t-il. Et le Royaume ? Et…
Il essaya de prendre une voix nonchalante :
— Et, euh, la Princesse Holly Bleu ?
M. Fogarty s’accroupit devant le placard sous l’évier. Il en sortit une boîte de conserve et chercha un ouvre-boîte dans le tiroir de la table de la cuisine (c’était une conserve si vieille qu’elle n’était même pas munie d’un anneau qui permet de soulever le couvercle en tirant dessus !).
— Pyrgus est dans un drôle d’état, répondit-il. Normal : comment veux-tu qu’un gamin qui ne connaît rien au monde et qui vient de perdre son père dirige un Empire ? D’ailleurs, je dois te parler de ça…
Il s’aperçut que Henry le regardait fixement.
— Oui, bon, ta petite copine va bien, elle, ajouta-t-il.
— Holly Bleu n’est pas ma petite copine, protesta le garçon en rougissant.
Fogarty l’ignora. Faute d’ouvre-boîte, il avait déniché un couteau avec lequel il avait troué la boîte de conserve, avant de la renverser dans l’écuelle en métal de Hodge. Des grumeaux verdâtres et nauséabonds s’y répandirent. Remis de sa frayeur, le matou était revenu à la cuisine et observait le magma avec un intérêt mêlé de dégoût.
— En apparence, tout roule, là-bas, reprit le vieil homme. Dans l’ensemble, les Fées de la Nuit se tiennent à carreau depuis que leur grand chef Noctifer s’est calmé. On raconte que le Royaume de Hael s’est effondré. Personnellement, je n’y crois pas. Mais les portails sont fermés, c’est incontestable. On parle beaucoup de mains tendues en signe de réconciliation, d’amitié, de colombes de la paix, toutes ces conneries. Sauf qu’il n’est pire eau que l’eau qui dort, n’est-ce pas ? Au fond, rien n’a changé.
M. Fogarty posa l’écuelle par terre et attendit. Hodge s’approcha, flaira son repas et s’éloigna aussi sec pour se rasseoir quelques pas plus loin.
— Tiens, qu’est-ce que je t’avais dit ! s’exclama le vieil homme d’un ton triomphant. Cet animal est drogué. Il a perdu le goût de la nourriture normale. Il veut sa dose.
— Non, il n’a jamais aimé ce que vous lui donnez, rectifia Henry. C’est une infection, sans compter que ça ressemble à du vom…
— Avant, il la mangeait, l’interrompit M. Fogarty, agacé. Surtout quand il avait faim.
Il regarda le garçon avec insistance.
— Donne-lui sa dose, puisqu’on en est là, lâcha-t-il. Si tu l’as déjà transformé en junkie, c’est trop tard…
Henry résolut de ne pas s’emporter pour si peu. Il jeta le vomi verdâtre, rinça l’écuelle et y vida le contenu de sa boîte. La queue du chat se redressa, et il se mit aussitôt en devoir de nettoyer son assiette.
Le vieil homme tira une chaise vers lui et s’assit à la table.
— Deux-trois choses à te dire, grogna-t-il. D’abord, avant que j’oublie : Pyrgus veut que tu te translates pour son Couronnement.
Henry battit des paupières. « Translater, translater… Voyons… Je l’ai su, pourtant, je l’ai su ! » Puis son cerveau tilta. Même si l’arrivée de M. Fogarty l’avait troublé, comment avait-il pu oublier quelque chose d’aussi extraordinaire ? La translation, c’était l’opération qui consistait à passer de ce monde (appelé par les Fées le Monde analogue) à celui des Fées, où vivait Pyrgus.
— Pas de couronnement sans Compagnon, continua M. Fogarty.
— Un Compagnon ?
— Oui, l’équivalent d’un témoin à un mariage, si tu veux. Pyrgus souhaite que tu sois son Compagnon. Ce qui suppose que tu t’habilles comme un abruti.
Le garçon examina les habits de son interlocuteur sans faire de commentaires. Un grand sourire illuminait son visage. Il n’avait plus qu’à trouver une excuse pour retourner au Royaume des Fées – à strictement parler, le Royaume était un Empire, mais l’usage voulait qu’on l’appelât Royaume. L’endroit était génialissime. En plus, Henry était une espèce de héros, là-bas. Ses exploits lui avaient valu d’être nommé Chevalier de la Dague grise, la plus haute distinction locale. Ce qui n’était que justice : après tout, au terme d’aventures ébouriffantes, il avait sauvé Pyrgus, le Prince héritier.
Henry serait ravi de revoir son ami… et Bleu, aussi. D’accord, surtout Bleu. Il ne la surprendrait sûrement pas à sa sortie de bain, comme la dernière fois. Mais bon. Ce serait quand même extra. S’il fallait être Compagnon pour retourner dans le Royaume, Compagnon il serait. Et tant pis s’il devait s’habiller « comme un abruti ». Dans la bouche de M. Fogarty, ce pouvait être un heureux présage : Henry revêtirait sûrement un costume éclatant, orné de couleurs vives. Autant dire, un vêtement plus seyant que celui qu’il portait lorsqu’il avait rencontré Bleu la dernière fois.
— Quand aura lieu le Couronnement ?
— Dans deux semaines. Ce sera un samedi, là-bas. Les festivités dureront trois jours. Toi, il te faudra être présent dès le jeudi, pour les répétitions.
L’excitation de Henry éclata telle une bulle de savon. Passer une nuit à l’extérieur, c’était envisageable. Il s’arrangerait avec sa copine Charlie. Il lui demanderait de prétendre qu’il dormait chez elle. Elle accepterait de rentrer dans son jeu. Mais quatre jours ? Exclu.
— Je ne peux pas m’absenter quatre jours, murmura-t-il, mortifié.
— Tu as d’autres projets, ou tu t’inquiètes juste à cause de tes parents ?
— Non, non, je n’ai aucun projet. Et puis, si j’avais quelque chose de prévu, j’annulerais. C’est juste mes parents. Enfin, surtout maman. Papa, je le vois presque pas.
Il se rendit compte que M. Fogarty n’était pas au courant de ce qui lui était arrivé depuis leur dernière rencontre.
— Je vis rien qu’avec maman, expliqua-t-il. Papa habite ailleurs. Et maman se poserait des questions si je disparaissais pendant quatre jours.
— Ne te bile pas, on craquera un L.
— Un quoi ?
— Un Léthé. Ça vient de la déesse grecque Léthé, qui symbolisait l’Oubli. Et ça sert à… ben, à oublier. Si tu veux disparaître sans qu’on le remarque, tu casses un cône d’oubli sous le nez de ta mère, et elle ne se souviendra même pas qu’elle a un fils… jusqu’à ton retour. Quelqu’un d’autre chez toi ?
— Ma petite sœur, Alicia, dit Henry, les yeux écarquillés.
Il avait vu des sortilèges à l’œuvre au Royaume des Fées. Cependant, il n’avait jamais pensé que, un jour, il se servirait de l’un d’eux lui-même !
— Je te donnerai une boîte de Léthés, promit M. Fogarty. On sait jamais quand ces petites choses peuvent être utiles. Faudra utiliser un cône pour ta mère et un autre pour ta sœur.
— Merci…
Henry était ravi à l’idée de jouer un bon tour à Alicia.
— Donc, je peux annoncer à Pyrgus que tu viens ? s’enquit M. Fogarty.
— Oui ! lança le garçon avec enthousiasme.
— Entendu. Deuxième chose : j’ai décidé de m’installer définitivement.
— Où ça ? Ici ?
La nouvelle lui procurait des sentiments mélangés ; mais le soulagement prédominait. Depuis que Pyrgus avait choisi M. Fogarty pour Gardien du Royaume des Fées – difficile de croire que quelques semaines seulement s’étaient écoulées ! – le vieil homme avait partagé sa vie entre le Palais pourpre et son ancien domicile. Pendant ses absences, Henry jetait un œil sur la maison et prenait soin de Hodge – c’est-à-dire qu’il le caressait et lui donnait à manger. Or, au fur et à mesure, M. Fogarty était resté de plus en plus longtemps dans le Royaume. Le garçon se demandait comment il réussirait à venir voir Hodge quand il reprendrait les cours, en septembre. Déjà que sa mère n’appréciait pas du tout l’idée qu’il aidât un repris de justice…
Le vieil homme secoua la tête :
— Non, je vais m’établir dans l’Empire. Je t’ai dit mon sentiment : en apparence, pas de problème là-bas ; mais, au fond, rien n’a changé. Noctifer n’a pas abandonné ses desseins, même s’il parle sans arrêt de « bâtir des ponts ». Pyrgus est nul en politique. Ça ne l’intéresse pas. Et, en plus, il est naïf. Il croit ce que lui racontent les gens. Il s’imagine que la vérité sort toujours de la bouche de ses interlocuteurs. S’il veut survivre à sa tâche d’Empereur, il a besoin de moi pour le conseiller. M’est avis que ça va m’occuper à plein temps.
— Je vois, approuva Henry.
M. Fogarty avait probablement raison. En dehors de toute autre considération, Pyrgus était très jeune pour être Empereur. Il avait à peu près le même âge que Henry. Un homme d’expérience lui serait sans doute utile.
— Mais il y a autre chose, n’est-ce pas ? ajouta le garçon en fixant le vieil homme.
Celui-ci souffla :
— Tu es moins bête que tu en as l’air, hein ? Oui, il y a autre chose. Je… je ne suis plus si jeune. J’ai largement dépassé ma date de péremption. Mes articulations sont rouillées. Si un flic me coursait, je me ferais coffrer à tous les coups. J’ai bien calculé : je peux durer comme ça cinq ans, peut-être dix si j’ai de la chance. Or, je me suis aperçu qu’ils avaient inventé des traitements, au Royaume des Fées. Leurs remèdes pourraient me donner trente ans d’espérance de vie, et me libérer de cette saleté d’arthrite. Le problème, c’est que ces traitements n’auront aucun effet tant que je continuerai de passer d’un monde à l’autre. Une histoire d’environnement qui n’est pas le même dans les deux mondes, je crois. En plus, quand on commence à les suivre, on tolère moins le Monde analogue. Et je les ai commencés. Plus je m’attarde ici, plus je suis en danger. Alors… Alors quand je repartirai dans l’Empire, ce sera pour ne plus revenir.
— Et la maison, monsieur ? demanda Henry. Et Hodge ? Qu’est-ce que vous allez en faire ?
Une grimace maligne étira les lèvres du vieil homme :
— C’est pour régler ces affaires que je suis rentré…