98
Pas de système de propulsion visible. Pas de signe manifeste d’un sortilège. Et cependant, le transporteur traversait le fleuve, indifférent à la puissance redoutable du courant.
— Comment ça marche ? demanda Pyrgus dans un souffle.
— Pas la peine de susurrer, rétorqua Nymphalis. C’est très sensuel, mais inutile : personne ne nous entendra tant que nous serons couverts.
— Bon, d’accord, grommela le Prince un ton plus haut. Comment ça marche ?
— Il y a un pilote automatique intégré, avec traction avant, contrôle multidirectionnel et sortilège de lévitation minimale afin de réduire la friction.
— Ça ne sent pas la magie.
— À quoi bon se couvrir si c’est pour être trahi par l’odeur ? rétorqua la jeune fille, comme si elle n’avait pas compris le sens véritable de la question.
Pas moyen de relancer le débat pour apprendre le comment de l’affaire : ils arrivaient devant le Vieux Donjon, le plus ancien bâtiment du palais, construit depuis si longtemps que sa technique d’édification avait été perdue. Les architectes modernes s’avouaient incapables d’expliquer comment on avait pu déplacer des rocs aussi massifs pour construire cette énorme extension au bord de la rive.
À ce qu’en savait Pyrgus, le Vieux Donjon n’était plus guère utilisé que pour stocker des vivres. Par conséquent, bien qu’il demeurât lié au corps principal de la demeure impériale, il n’était pas aussi surveillé que le reste du bâtiment. On avait estimé depuis belle lurette qu’aucun envahisseur ne réussirait à créer une brèche dans une telle muraille. Avec raison, jusqu’ici. Mais Pyrgus se promit qu’il changerait cette tradition dès qu’il aurait repris sa place.
Le transporteur se posa en toute discrétion sur la grève de pierres. Une étroite langue de galets s’étendait là. Les parois abruptes de la falaise la surplombaient. Elles-mêmes étaient surmontées par les murs imposants du donjon.
Pyrgus leva les yeux vers le sommet de la tour et se crispa. D’où il était, il distinguait des gardes munis de kris. Des armes redoutables. Même ici, Noctifer avait renforcé les rondes pour ne rien laisser au hasard en cette période troublée.
— On ne risque rien tant qu’on reste sur le bateau, dit Nymphe.
— Sauf qu’on va devoir traverser cette plage, supposa Holly Bleu à voix haute.
— Exact. C’est le moment dangereux. Après, nous serons abrités par la falaise. Les gardes ne nous verront pas si nous sommes juste en dessous d’eux. Par contre, s’ils nous repèrent avant, ils nous tireront comme des rats.
— Vous ne pouvez pas nous rendre invisibles ? demanda la Princesse à Ziczac.
— Et puis quoi encore ? répondit celui-ci en haussant les épaules. Chacun son boulot. Moi, je suis un vrai spécialiste. Je ne sais faire qu’une chose. Je ne touche pas à l’invisibilité.
— Le transporteur ne peut pas se déplacer jusqu’à la falaise ? s’étonna Pyrgus.
— Non, expliqua Nymphalis. C’est un bateau – un peu amélioré, mais un bateau quand même. Et il n’y a pas moyen d’étendre la couverture au-delà de sa surface.
— Donc pas moyen d’échapper à la traversée de la plage ? résuma Holly Bleu.
La soldate de la Forêt hocha la tête :
— Nous allons transporter le Sorcier Ziczac et le protéger pendant qu’il travaille. Vous, vous restez ici le temps que le procédé soit mis en place. Puis vous traverserez en courant et vous nous rejoindrez.
— Nous venons avec vous, annonça Bleu.
— Oui, tout à l’heure…
— Non, maintenant.
La jeune fille darda sur la soldate un regard à fissurer les miroirs.
— Deux traversées de la plage sont plus dangereuses qu’une seule, cracha-t-elle. Fin de la discussion.
Nymphalis se tourna vers Pyrgus :
— Est-ce votre décision, Prince ?
Oui.
Il appréciait et admirait la belle soldate. Mais une longue pratique des relations avec sa sœur lui avait appris qu’il était inutile de s’opposer à elle quand elle était d’humeur massacrante.