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Le fleuve avait toujours été le moyen le plus simple de contourner la ville. Sulfurique s’installa à la proue du bateau et contempla les rives. Les entrepôts des docks laissaient peu à peu place aux bureaux, puis aux vastes demeures résidentielles. Le vieillard frissonna. Il se sentait… Comment se sentait-il, d’ailleurs ? Il se sentait bien.
Cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps. Il avait fait la paix avec Beleth. Les deux parties avaient conclu un nouveau marché. Ce satané Pyrgus ne serait pas Empereur pourpre. Noctifer avait pris le pouvoir. Les Fées de la Nuit contrôlaient la situation. La vie était belle.
L’avenir de Sulfurique lui-même s’annonçait grandiose. En un rien de temps, il était passé du misérable gourbi de la Veuve Mormo à une vie en Technicolor. Il eut même envie de parler, pour le plaisir de parler. De dire juste : « Ça a changé, ces temps-ci » à son passeur. Et il ne se gêna pas.
L’autre posa sur lui un œil morne et grommela un vague :
— Ouais…
Le vieillard ne s’offusqua pas de ce manque d’enthousiasme. Le type était visiblement un bâtard, mi-Fée de la Nuit, mi-Fée de la Lumière. Il se méfiait des membres des deux camps. Cependant, pour exercer son métier, il avait dû faire allégeance aux puissances dominantes du moment. En un sens, le vieillard était son maître. C’était une pensée agréable.
Sulfurique regarda autour de lui. Le fleuve aussi avait changé depuis l’accession des Fées de la Nuit au pouvoir. Le trafic s’était développé. Des bâtiments solides et lourdement armés y circulaient. Sans doute une flotte de pirates.
Jadis, la police fluviale aurait coulé ces navires sans la moindre hésitation. Un soupçon de piraterie leur suffisait. Mais ces fonctionnaires avaient dû céder leur place à leurs pires ennemis, car les navires de guerre étaient nombreux et rutilants.
Le vieillard avisa un grand yacht, ou du moins un bateau qui ressemblait à un yacht. En haut de son mât flottait un pavillon bigarré orné d’un morse flamboyant. « Les trulls sont de retour dans ces eaux après quarante ans d’absence ! » pensa Sulfurique, ébahi.
Le long des maisons des bords de fleuve, une avenue donnait sur une vaste place pavée qui conduisait à l’église de Saint-Esprit-de-la-Chauve-Souris, un prophète de la Lumière vénéré pour avoir vécu dans le désert et s’être nourri d’insectes séchés, trempés dans du miel sauvage. « Le pauvre doit se retourner dans sa tombe ! » songea le vieillard en ricanant. Un marché bruyant se tenait juste sur le parvis du monument. Un petit groupe de pèlerins – on les reconnaissait à leurs robes blanches… et à leurs visages déconfits – essayait de se frayer un chemin à travers la foule. Un cracheur de feu, posté devant l’entrée, refusa de différer sa prestation. Quelques semaines plus tôt, on l’aurait massacré pour son insolence. Aujourd’hui, les spectateurs l’acclamaient. Décidément, la situation avait pris une tournure sympathique !
Une secousse tira Sulfurique de sa contemplation. Son bateau venait d’accoster aux docks du quartier de Bon-Marché.
— Ça vous va ? s’enquit le passeur en jetant son amarre.
— C’est parfait, répondit le vieillard en souriant.
Il était ravi. Au point qu’il envisagea d’accorder un pourboire à l’homme. Il n’en fit rien. Fallait quand même pas exagérer.