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Holly Bleu était préoccupée. Il lui restait au bas mot un bon million de choses à préparer avant le Couronnement, dont :

  • les feuilles dorées pour la Cathédrale ;

  • les bougies magiques pour la Nef ;

  • les cadeaux pour la Congrégation ;

  • les musiciens ;

  • les jeux pour les festivités ;

  • les lapins pour la Distribution officielle ;

  • la Garde d’Honneur ;

  • les pots-de-vin pour l’Église ;

  • la Barge d’État ;

  • les sept troupes de conjuration ;

  • le Chœur d’Endolgs ;

  • le Compagnon (Pyrgus voulait Henry, et Bleu n’était pas sûre que Fogarty, le nouveau Gardien, l’eût déjà contacté) ;

  • la Compagne (ce serait Bleu… mais il lui restait à essayer son costume) ;

  • le Salut solennel ;

  • a nouvelle statue du Grand Square ;

  • le menu de la réception qui suivrait la cérémonie…

… et la liste était loin d’être close !

Tout cela reposait sur les épaules de Bleu, car Pyrgus ne s’y intéressait pas sérieusement.

La Princesse s’empressa de gagner ses appartements, où se trouvait l’impressionnante liste de TRUCS À FAIRE. En la relisant, elle décida d’expédier l’essayage de sa robe. A priori, c’était le plus simple à régler.

Elle descendit la volée de marches abruptes qui conduisait aux logements des domestiques. Elle ne se promenait pas souvent dans ce coin du palais. Quand la Princesse royale avait besoin de quelque chose, c’étaient les domestiques qui se déplaçaient. Cependant, la coutume exigeait que la tenue par la Compagne fût exécutée dans la soie la plus fine, et sans sortilège de renforcement, ce qui rendait son transport impossible. Ridicule, mais on appelait cela la tradition.

Or, il est de notoriété publique qu’il n’existe pas de substance plus fragile que la soie tissée. Une fois achevé, le costume serait plus solide. Problème : il fallait l’essayer avant. Et, pour cela, la plus grande délicatesse s’imposait. Surtout quand on n’avait pas le droit de se servir d’un sortilège de renforcement. Si on avait de la chance, le tissu ne se déchirait pas, et on avait alors le privilège de porter le plus beau vêtement de l’Empire ; dans le cas contraire, les Maîtresses de la Soie en étaient quittes pour tailler un autre costume (pour un surcoût astronomique). Et tout était à recommencer.

La plupart des clients, même ceux qui étaient nobles, rendaient visite aux Maîtresses dans leurs échoppes, où se trouvaient leurs métiers à tisser. Seule la Princesse royale avait été autorisée à essayer sa tenue de cérémonie dans le palais.

Bleu aurait aimé donner un appartement d’honneur aux Maîtresses ; mais celles-ci avaient insisté pour établir leurs quartiers chez les domestiques. La jeune fille comprit pourquoi en pénétrant dans la pièce que les tisseuses avaient investie.

— P… pourquoi fait-il aussi froid ici ? demanda-t-elle en claquant des dents.

Son souffle dessina de la buée devant sa bouche.

L’une des Maîtresses de la Soie leva les yeux vers elle. Si la soudaine apparition de la Princesse royale – la propre sœur et Compagne de l’Empereur – l’impressionna, elle n’en laissa rien paraître.

— On ne peut pas travailler la soie s’il fait plus chaud, expliqua-t-elle.

Bleu frissonna et serra ses bras contre elle.

— Je suis venue pour la robe, dit-elle sans ambages. Tout est-il prêt ?

La Maîtresse se leva et s’avança vers la Princesse. C’était une grande matrone élégante, dotée d’une longue chevelure qui lui arrivait à la taille. Sa robe était divine. Telle était la magie de la soie tissée : elle rendait n’importe quelle femme magnifique. Enfin, n’importe quelle femme qui pouvait se l’offrir.

— Oui, Sérénité, tout est prêt, répondit la Maîtresse. Si vous voulez bien me suivre…

Bleu se laissa guider dans l’atelier. Les Maîtresses avaient déménagé l’ensemble de leur production dans le palais, à en juger par la variété des robes sur lesquelles elles travaillaient. Bleu espéra qu’elles n’avaient pas apporté aussi les cocons avec elles. Les araignées, ça ne la dérangeait pas. Au contraire. Elle en avait une elle-même, d’un genre particulier : c’était une araignée psychotronique. Mais les araignées à soie avaient la taille de hérissons. Trop gros. Même quand on aimait ces bestioles.

La Maîtresse ouvrit une porte qui donnait sur une seconde pièce, plus petite que la première. Là, il n’y avait pas de métier à tisser. Juste le pourpre vif et l’or étincelant du vêtement de cérémonie, drapé sur un mannequin de bois et éclairé par une ampoule qui diffusait une lumière douce. Le tissu scintillait comme si un charme l’avait rendu vivant.

Bien qu’elle se fût attendue à découvrir une splendeur, Bleu était sous le choc.

— C’est… c’est… stupéfiant ! balbutia-t-elle.

La femme eut un petit sourire :

— En effet, Sérénité.

— Comment vous appelez-vous, Maîtresse de la Soie ? demanda Bleu spontanément.

— Pêche Bénie, Sérénité.

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, Pêche !

La Princesse était sincère. Elle avança d’un pas vers la robe. Il ne faisait pas beaucoup plus chaud dans cette pièce-ci. À peine un ou deux degrés de plus que dans la précédente. L’haleine de la jeune fille était toujours visible.

— Dois-je me déshabiller pour l’essayer ? s’enquit-elle.

— Oui, Sérénité. La robe vous ira, il n’y a aucun doute, mais la chaleur de votre corps imprimera la forme au tissu, maintenant et à jamais… Espérons que vous ne le déchirerez pas en le passant.

— Je serai prudente, promit Bleu.

Elle caressa le tissu. Le vêtement paraissait… inconsistant. Pas glissant, non. Plutôt lointain. Évanescent. Comme s’il avait appartenu à une autre dimension. Bleu mourait d’envie de l’enfiler d’un coup – elle avait si froid qu’elle tremblait – mais elle força ses doigts engourdis à progresser avec une lenteur délibérée.

La soie effleura son visage et épousa son corps, exhalant une odeur discrète d’huile parfumée. Aussitôt, la Princesse eut moins froid, et elle sentit que le processus de stabilisation commençait.

— Bravo, Sérénité ! s’exclama Pêche. Vous pouvez bouger, à présent. Le danger est écarté…

Bleu exécuta quelques mouvements. Son costume accompagna ses gestes avec grâce. Soudain, la jeune fille eut l’impression d’être pleine d’énergie – on eût dit que quelqu’un avait allumé un cône d’euphorie à son intention.

— Vous êtes splendide, Votre Altesse ! déclara Pêche. Suivez-moi, je vous prie : les autres Maîtresses sont impatientes de vous admirer…

Bleu ne s’était jamais vraiment souciée de son apparence. Jusqu’à cet instant précis, du moins. Elle devinait qu’elle était sublime. Magnifique. Élégante. Aussi élégante que la Maîtresse elle-même. Elle ne marchait pas : elle dansait. Les Maîtresses avaient de bonnes raisons d’exiger des prix exorbitants pour leurs prouesses : le seul fait de porter leurs chefs-d’œuvre procurait des émotions extraordinaires.

Une salve d’applaudissements accueillit l’apparition de la Princesse dans l’atelier. Plusieurs Maîtresses de la Soie se levèrent même, un sourire fasciné aux lèvres. Bleu leur sourit à son tour pour les remercier. C’est alors qu’une pensée étrange lui passa par la tête : « Vivement que Henry me voie dans cette robe ! »

L'Empereur pourpre
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