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Le carnet de M. Fogarty était fascinant. Henry y avait découvert des tas de notices techniques – y compris un projet de « Machine à exaucer les vœux » – couchées sur le papier de la petite écriture sage du vieil homme. Nombre d’entre elles étaient inachevées. Certaines étaient juste destinées à construire des morceaux de machines ou des circuits intégrés ; d’autres (pas mal d’autres, pour tout dire) n’avaient carrément aucun sens aux yeux du garçon, même s’il avait du mal à se l’avouer. Car s’il ne parvenait pas à décrypter les plans du vieil homme, il était mal. Et s’il ne mettait pas la main sur ceux qui l’intéressaient, il était fichu.
Mais il les trouva, griffonnés vers le premier tiers du carnet.
Le schéma n’était pas intitulé « portail temporel ». Juste : « Perturbateur de réalité psychotronique ». M. Fogarty avait rayé le mot « perturbateur » et l’avait remplacé par « Lisseur ». Cependant, c’est « psychotronique » qui mit la puce à l’oreille de Henry. Il se souvenait que M. Fogarty avait parlé d’interrupteur psychotronique qui fonctionnait à l’électricité. Le dessin ne mentionnait pas d’électricité. Tant pis, le « psychotronique » restait prometteur.
Et le schéma aussi.
L’extérieur du Lisseur de réalité psychotronique ressemblait furieusement au portail portatif dont Henry s’était servi pour se translater au Royaume des Fées. L’intérieur… Le garçon n’y comprenait rien. Le schéma prévoyait l’emplacement pour une pile – une de ces batteries à très longue espérance de vie, donc hors de prix, qu’on utilisait pour certaines montres digitales.
À partir de là, les indications étaient trop complexes pour Henry. Ce n’était pas un problème. Il n’avait pas besoin de comprendre pourquoi tel fil allait à tel endroit. Il n’avait qu’à saisir comment fabriquer cet engin. S’il parvenait à suivre à la lettre les instructions de M. Fogarty, il n’aurait plus qu’à presser l’interrupteur, et le portail s’ouvrirait.
S’il réussissait à construire cet engin.
Ça, par contre, c’était un sacré problème. Car Henry n’avait jamais fabriqué de circuit électronique jusqu’à ce jour. Il avait quelques notions. Au collège, il avait travaillé sur des diagrammes techniques et utilisé des composants spécialisés. Il avait même dû aller en sélectionner sur place – bon, d’accord, en voler – pour aider Pyrgus à rentrer chez lui. Mais assembler des composants électroniques entre eux, ça, non, il n’avait jamais essayé. Par contre, il avait construit des maquettes. Le Taj Mahal, par exemple. Ou un cochon qui vole grâce à un mécanisme très délicat à monter. Un circuit électronique ne présenterait sûrement pas de difficultés particulières !
Henry se mit au travail, rassuré de constater que, en définitive, l’opération était assez simple, même si elle se révélait plus longue qu’il ne l’avait imaginée. Par chance, M. Fogarty avait la bonne habitude de schématiser la moindre opération. Donc, même quand Henry ne savait pas à quoi correspondaient des expressions comme « insertion de la porte de transformation », il regardait le schéma qui s’y rapportait et n’avait plus qu’à chercher le composant qui ressemblait au dessin.
La plupart des éléments et des outils nécessaires étaient stockés dans le grand tiroir de la cuisine ; ceux qui manquaient étaient rangés dans la cabane du jardin. Henry reconnut des accessoires que Pyrgus et lui avaient « empruntés ». Il espéra qu’ils auraient le temps de les remettre avant la rentrée de septembre.
Mais, soudain, il s’aperçut qu’il manquait quelque chose.
Il eut beau farfouiller à droite à gauche, dessus dessous, il ne trouva pas ce que le carnet appelait un « biofiltre » – en apparence un fin disque de petite taille, fait de deux couches de métal qui en encadraient une troisième grâce à un fil minuscule. Henry s’acharna dans sa quête, lança une deuxième fouille de la maison… En vain. Rien. Quoi que fût un biofiltre, M. Fogarty n’en avait pas.
Henry feuilleta le carnet. Y avait-il des instructions pour en fabriquer un ? Non.
Alors, il essaya d’imaginer la fonction du biotruc. A priori, aucune. Il n’était même pas relié directement au reste du circuit. (Comme beaucoup d’autres schémas. Henry avait avisé dans le carnet un croquis aux allures de circuit, qui, en réalité, n’était pas un circuit. M. Fogarty l’avait appelé : « Passage psychotronique », et avait précisé en marge : « Mettre le côté supérieur en contact avec le transistor 8. » Pas très, très clair.)
Henry décida de laisser tomber le biodisque, conscient qu’il commettait peut-être une grave erreur. Mais il n’avait pas d’autre option !
Une fois tous les composants réunis (moins le biomachin, donc), il entreprit de les souder avec un chalumeau spécial qu’il avait déniché dans le grand tiroir. Une tâche minutieuse, éprouvante, qui exigeait une concentration de chaque instant et rappelait au garçon ses heures de modélisme.
Lorsqu’il releva la tête, la nuit était complète. Il avait une faim de loup. Il reposa son chalumeau. Il n’en était qu’à la moitié ; et encore, quand il observa son œuvre, il constata qu’elle était loin d’être aussi esthétique que les bricolages de M. Fogarty. Pas mal quand même, pour un premier essai.
Le garçon alla chercher de quoi se restaurer. Rien dans le frigo – il s’y attendait – à part l’habituelle bouteille de lait caillé. Par contre, une tarte surgelée l’attendait au congélateur. « Réchauffez-moi au micro-ondes, même surgelée ! » suppliait-elle dans une bulle, sur l’emballage.
— D’accord, lui répondit Henry.
Et il l’emporta vers le micro-ondes, qui était encore emballé. Quelqu’un avait offert l’appareil à M. Fogarty, qui l’avait poliment placé dans sa cuisine sans jamais l’utiliser, de peur de périr d’un cancer lié aux radiations qu’était censé dégager l’engin – c’était pour cette même raison que le Gardien fuyait les téléphones portables.
Henry brancha l’appareil, mit son plat à réchauffer et alluma la cuisinière pour cuire des haricots en boîte (M. Fogarty en avait toujours plein). Une dizaine de minutes plus tard, il était devant un bon gros repas comme il les aimait. Et il se sentait libre. Libre de mettre les pieds sur la table s’il en avait envie. Libre de manger sans subir le bavardage incessant et sans intérêt de sa sœur. De ne pas être pressé de questions par sa mère. De se coucher à l’heure qu’il voulait. De ne pas rentrer à la maison de sitôt. Libre, quoi.
Et c’était délicieux.