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— … Et à ce moment-là, je lui ai piqué ses chaussettes, dit Sulfurique. C’est tout.

Le vieillard laissa sa voix résonner dans l’église délabrée. Il était satisfait à plus d’un titre.

D’abord, il était venu à bout de cette tâche harassante qu’avait constituée sa confession.

Ensuite, celle-ci lui avait rappelé d’excellents souvenirs – il était obligé de raconter ses péchés, pas de se repentir.

Enfin, il était prêt. Il allait pouvoir passer à la suite.

Il y avait mis le temps nécessaire. Par moments, il s’était impatienté. Forcément. Mais la paix de l’esprit était essentielle pour pratiquer le rituel qu’il comptait exécuter à présent. Elle constituait la base, la substance, le cœur de la magie à venir. À côté, le reste des préparatifs – y compris les mesures de sécurité qui les entouraient – pouvait presque passer pour superflu.

Silas était un as en magie noire. Et les as savaient qu’on ne pratiquait pas de rituels importants sans respecter les conditions vitales, si contraignantes fussent-elles. Il se rendit dans le narthex. Récupéra ses affaires. Prit le sac qui contenait un coq noir qu’il avait pris soin de collecter lui-même. Il lui fit dévorer l’énorme cafard de même couleur sélectionné par M. Ho, sortit l’oiseau du sac et s’apprêta à le décapiter d’un coup de dent pour marquer le cercle protecteur. Sauf que l’animal se débattit, donnant des coups de bec tant et si bien que Sulfurique dut le lâcher puis se précipiter après lui dans une frénésie de plumes et de cris.

En vain.

Silas n’avait rien d’un sportif. Quatre pas de course, et il fut hors d’haleine. Il ahanait, suait à grosses gouttes et se sentait au bord de l’apoplexie. Il abandonna la poursuite. L’essentiel, c’était la confession ; le sang humain que M. Ho lui avait procuré ferait office de sacrifice. Pas la peine de se mettre la rate au court-bouillon pour si peu !

Sulfurique repoussa les débris qui jonchaient le sol afin de se libérer un plan de travail. Quand il eut fini, il prit un morceau de craie dans son sac ; et, avec la perfection que procurait une longue pratique, il dessina un grand triangle équilatéral dont l’un des sommets était dirigé vers l’autel. Il vérifia vite fait les protections symboliques minimales qu’il avait adoptées – elles ne lui avaient pas été d’une grande utilité contre Beleth, mais le grimoire affirmait lui aussi leur efficacité, alors… – puis leva un bras et, dans l’autre, saisit son grimoire ouvert à la bonne page.

— « Libère-nous de la peur de l’Enfer ! lança-t-il en lisant mot pour mot l’oraison du livre d’Honorius le Grand. Ne laisse pas les démons détruire mon âme quand je les conjurerai dans le Trou et leur ordonnerai d’accomplir mes quatre volontés. Lorsque je les invoquerai, que le jour demeure lumière ; et que le soleil et la lune brillent à leur habitude. Quelque terribles, difformes et monstrueux que soient ces démons, qu’ils prennent des formes plaisantes et familières lorsqu’ils seront entre mes mains. Protège-moi des créatures aux visages trop effrayants, et permets qu’ils m’obéissent lorsque je les appellerai des entrailles de l’Enfer ! »

Il reposa le livre. « Du baratin », pensa-t-il. Pas étonnant : c’était souvent le cas avec les grimoires du Monde analogue. Quelle importance, l’apparence ? La difformité ne fait pas le démon. Celui-ci était et restait une créature dangereuse, quelle que soit sa forme – petite ou grande – ou son apparence – hideuse ou insupportable. Les Fées ont cet avantage sur les Terriens que, la plupart du temps, elles vont droit au but et évitent les ronds de jambe, même vis-à-vis des puissances infernales. Mais c’est dans le Monde analogue qu’on trouvait quelques-uns des rituels les plus redoutables. Il fallait les respecter à la lettre, sous peine d’échec.

Sulfurique se saisit d’un sac de sang et le posa au centre du triangle. Le Monde analogue avait des aspects écœurants. Des poches pleines de sang ! L’idée n’était pas venue aux sorciers les plus vicieux du Royaume. M. Ho lui avait même proposé une option « sang jaune », pour changer, entièrement constituée d’une partie du sang qui prenait, en grand nombre, une teinte jaune. Silas avait failli vomir.

Il disposait d’un athame* effilé dans sa trousse basique de sorcellerie. Cette dague n’avait aucun intérêt dans le Royaume – sauf pour poignarder un ennemi, bien sûr – mais elle était utile dans le Monde analogue, où les charges magiques étaient plus faibles. Silas finit par la dénicher au milieu de son attirail. Il s’en servit pour tracer dans les airs les signaux marquant le début de la cérémonie. Dans son grenier, ils se seraient matérialisés, laissant dans l’espace une trace d’énergie. Ici, il fallait les visualiser en imaginant que le bout de l’athame laissait une tramée bleutée. Pas facile de travailler de la sorte ; mais le sorcier avait décidé d’avancer à son rythme.

Lorsqu’il eut terminé la première partie de son rituel, il plaça la poche de sang au centre de la figure qu’il venait de tracer, la perça, puis l’inclina, laissant couler goutte à goutte le sang sur le sol de l’église.

— Trinitas ! lança-t-il d’une voix forte. Sother ! Messias ! Sabahot ! Athanatos ! Pentagna ! Agragon !

Les sons puissants s’élevaient. Résonnaient. Se mélangeaient.

En quelques minutes, leurs vibrations commencèrent à produire leur effet à l’intérieur du triangle.

— Ischiros ! poursuivit Silas. Otheos ! Visio ! Flos !

Le sang coulait plus en abondance, à présent. Il sinuait vers le sommet du triangle dirigé vers l’autel. On aurait dit un serpent.

À présent, Sulfurique ne parlait plus. Il chantonnait. Il psalmodiait. Il modulait chaque syllabe de chaque nom. La liste des démons devint une litanie qu’il entonnait avec de plus en plus de ferveur :

— Origo ! Salvator ! Novissimus !

Il sentait que son pouvoir – que le pouvoir – était comme emprisonné dans le triangle équilatéral dessiné par ses soins. Brusquement, il eut un doute, un tout premier doute – une crainte, en réalité : en sautant certaines procédures de protection, n’avait-il pas péché par excès de confiance ? Il espéra que non, car, désormais, il n’y avait pas de retour en arrière possible. La machinerie magique était lancée.

— Primogenitus ! Sapientia ! Virtus ! Paraclitus !

Le serpent de sang s’étira encore, se cabra presque. Il paraissait sur le point de mordre. L’Orchestre de Beleth se mit à accompagner la mélopée. Simple fredonnement au début, il devint vite un grondement terrifiant de cymbales, de gongs, de timbales et de cuivres menaçants. Sulfurique dut crier pour terminer sa liste démoniaque :

— VIA ! MEDIATOR ! MEDICUS ! SALUS ! AGNUS ! OVIS ! VITULUS ! SPES !

Soudain, le serpent de sang se décida et frappa le sol avec une violence sidérante.

Le portail claqua. S’ouvrit devant l’autel. Et une horde de démons en jaillit.

L'Empereur pourpre
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