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Le jour de son mariage, Sulfurique se leva tôt. Il tira les rideaux de sa chambre avec force. Sa situation s’améliorait. Adieu, la rue minuscule ; fini, le cloaque à ciel ouvert ! Bonjour, parterres de fleurs ; salut, pelouse parfaitement tondue ! La veuve Mormo était superstitieuse. Elle pensait que les futurs mariés ne devaient pas dormir ensemble la veille de leur nuit de noces. « Cela porte malheur », avait-elle expliqué. « Tant mieux », avait pensé le vieillard, tandis que la veuve l’emmenait chez Graminis, son frère. Celui-ci disposait d’un établissement autrement confortable que le taudis où Sulfurique avait vécu quelques semaines.

Le futur marié s’étira avec volupté. Bientôt, il habiterait une coquette cabane dans la forêt. Idéal pour se cacher de Beleth quelques mois…

Il se rendit à la salle de bains, se lava les dents et les glissa dans sa bouche. Le résidu de magie fixa son dentier avec un « scouiiic » sonore.

Quand il sortit de la salle de bains, un serviteur silencieux s’était glissé dans la pièce principale et y avait déposé son costume de cérémonie. Sulfurique le passa, s’admira puis, sifflotant une mélodie entraînante, il sortit déjeuner.

 

*

 

Dans la salle à manger, Graminis était déjà à table.

— Bonjour ! lança joyeusement Sulfurique.

— Y a des œufs, grogna l’homme. Pochés, frits ou brouillés.

Il avait le même regard las que sa sœur – mais ses yeux étaient moins horripilants.

— Des œufs pochés, ce serait parfait ! dit Sulfurique.

« Surtout comparé à la bouillie de gruau », songea-t-il.

— J’en voudrais deux, si ce n’est pas trop demander, continua-t-il. Un dur, et un pas trop cuit.

Graminis fit un signe à l’une des servantes transparentes qui errait dans la pénombre et disparut avec la commande de Sulfurique.

— Les journaux, ça vous intéresse ? lâcha le frère de la veuve en tendant des périodiques à son invité. Histoire de voir ce qui se passe d’autre, dans le monde, ce matin…

Une table déjà dressée, des gens pour vous servir, des œufs prêts à vous tomber tout cuits dans la bouche : c’était la belle vie.

Sulfurique se renversa dans son fauteuil et ouvrit le journal que lui tendait son futur beau-frère. Le quotidien faisait ses choux gras de la cérémonie du Couronnement. Plus que deux semaines, grosso modo. Des vacances spéciales avaient été décrétées ; on repeignait la route sur le chemin qu’emprunterait le cortège ; de nombreuses invitations avaient été lancées. Un article s’intéressait en détail à la robe qu’avait choisie la Compagne – le Prince avait désigné sa sœur pour lui servir de témoin, et cette petite garce avait opté pour un habit en soie tissé par les Maîtresses. Bien sûr, elle aurait eu tort de se gêner : c’était l’État qui payait, non ?

Quant au Compagnon, c’était un certain Henry, « Lame Illustre, Chevalier de la Lame grise »… Ben voyons. Sans doute un blanc-bec au menton fuyant. Quelle pitié ! L’Empereur héritier, pour sa part, avait affirmé : « J’ai hâte de me mettre au service de l’ensemble des sujets du Royaume, sans distinction de classe ou de race. » Le genre de bon sentiment tellement mièvre qu’il donnait à Sulfurique une violente nausée.

Il allait passer à la section « Fées de la Nuit » quand un paragraphe sur le Couronnement attira son attention :

« Le nouvel Empereur souhaitant rester le plus proche du peuple, les mesures de sécurité ont été réduites au strict minimum. Une mesure exceptionnelle, rendue possible par la fermeture persistante de tous les portails du Royaume de Hael. »

« La fermeture persistante de tous les portails du Royaume de Hael…»

Sulfurique fronça les sourcils :

— Les portails de Hael sont fermés ?

— Vous l’saviez pas ? Ça fait un bail. Ils marchent pas depuis… hum, des semaines, maintenant !

— Impossible d’invoquer des démons ? risqua le vieillard.

Il avait vu dans les yeux de Graminis qu’il était une Fée de la Nuit. Les Fées de la Nuit – qu’on appelait parfois les Nocturnes, par opposition aux Fées de la Lumière, surnommées les Diurnes – avaient des yeux de chats, ultra-sensibles à la lumière. Ils laissaient donc leurs domaines dans la semi-obscurité, et portaient la plupart du temps des vêtements sombres. Leur goût du noir leur donnait en outre une affinité avec les démons que les Diurnes n’auraient jamais : les démons aussi aimaient l’ombre.

— Pas de démons, répondit Graminis. Pas même un petit diablotin de rien du tout. Dur, pour nous, hein ? Sans démons, c’est l’enfer !

Soudain, il se mit à glousser.

— Pas mal, hein ? reprit-il. « Sans démons, c’est l’enfer » !

— Ha, ha. Très drôle, en effet. Comment les Diurnes s’y sont-ils pris pour fermer les portails ?

— Ils y sont pour rien, autant que je sache. C’est arrivé comme ça. On dit que Hael s’est effondré.

— Effondré ? Tout Hael ?

— C’est c’qui s’raconte. Paraît que le Prince des Ténèbres s’est fabriqué une bombe d’apocalypse… et qu’elle lui a pété au visage.

Sulfurique sentit l’excitation le saisir. Si les portails de Hael étaient fermés, il était libre. Sans portails, Beleth ne pouvait rien contre lui… sauf en empruntant un long détour et en venant par vimana*. Ce qui lui prendrait des années. Et si Graminis disait vrai, Beleth pourrait même être mort. Incroyable !

— Tous les portails sont fermés, vous êtes sûr ? demanda-t-il.

— Un peu, qu’j’suis sûr ! Il y a eu une déclaration officielle juste après. Des tas de sorciers ont essayé de les rouvrir mais… quand quelqu’un y parviendra, faites-moi confiance, on en causera. On causera même que de ça !

« En effet », songea Sulfurique. Ce serait un événement de première importance. Au moins. Mais, pour le moment, une seule chose comptait : il était hors de danger. Il pouvait sortir de sa cachette, et aller où bon lui chantait. Beleth était hors service. Sulfurique n’avait plus qu’à surveiller les journaux, pour apprendre quand les portails seraient rouverts. Le cas échéant, il retournerait se cacher le temps de vérifier si Beleth était bel et bien mort. En attendant… tout redeviendrait comme avant. Libre à lui d’annuler le mariage. De retourner à son usine de colle. De reprendre contact avec cet imbécile de Blafardos. De retrouver sa chère maison de la voie Bouillonnante*, ses grimoires magiques, son or et…

Une idée parasite lui passa par la tête. Elle lui fit l’effet d’une douche glacée. Il avait essayé de sacrifier à Beleth le jeune Empereur héritier, Pyrgus. Le garnement avait survécu, et il n’avait probablement pas oublié l’incident. À présent qu’il était sur le point d’être couronné Empereur, il voudrait sans doute s’offrir une petite vengeance.

Finalement, peut-être que, dans l’immédiat, était-il préférable de ne pas recontacter Blafardos, d’éviter l’usine de colle et de garder profil bas avant de repasser à l’action… Oui, peut-être avait-il intérêt à laisser se dérouler le mariage, à tuer la veuve Mormo comme il l’avait prévu, et à transformer la cabane de la vieille en base secrète. Ce serait parfait…

Graminis leva les yeux vers son invité, qui arborait un large sourire.

— Vous avez l’air drôlement content pour un homme qui va se passer la corde au cou, grogna-t-il d’un ton morne.

L'Empereur pourpre
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