6

Bizarrement, la robe en soie aida Bleu à relativiser ses soucis.

À présent, elle avait ôté cette splendeur pour remettre son chemisier et ses pantalons ; cependant, l’effet persistait. La Princesse n’était plus aussi paniquée par les préparatifs de la cérémonie du Couronnement.

Bien sûr, il restait des tas de détails à préciser ; mais Holly avait encore deux semaines devant elle. Et elle avait exagéré en disant que Pyrgus s’en fichait. Il était juste agacé par tout le décorum. Il n’avait jamais voulu devenir empereur – et il ne le voulait pas davantage. Donc il préférait ne pas y penser. Peut-être cela valait-il mieux. Pyrgus était capable de faire capoter n’importe quoi. C’était plus prudent qu’elle s’occupât de l’organisation seule. Elle n’était pas mauvaise en organisation, surtout qu’elle pouvait compter sur l’aide nécessaire. Par exemple sur celle de…

Elle tourna le coin du couloir, et rentra dans Comma, son demi-frère. Il avait mangé quelque chose qui avait rendu ses lèvres écarlates. Il avait beaucoup forci depuis la mort de leur père.

— Désolé, murmura-t-il.

Il jeta un coup d’œil derrière lui comme s’il avait eu peur d’être suivi. Puis il esquissa un étrange sourire et souffla :

— Tu as l’air pressée, Sœur Chérie…

Elle détestait qu’il l’appelât « Sœur Chérie » – et son ton devint tranchant sous l’effet de l’agacement.

— J’ai beaucoup à faire, lâcha-t-elle.

Comma n’avait été d’aucun secours pour préparer la cérémonie ; et, alors qu’elle était prête à pardonner Pyrgus de ses torts, son demi-frère avait réussi à la mettre en fureur.

— Quelqu’un t’attend dans ta chambre, lui signala son demi-frère.

Bleu battit des paupières.

— Comment tu le sais ? cracha-t-elle.

Ce qui voulait dire : « Que fichais-tu dans ma chambre ? »

Comma haussa les épaules, vexé, et s’éloigna.

— Qui c’est ? lui demanda quand même Bleu.

Il lui adressa un geste sans la regarder :

— Sans doute un de tes espions si malins…

— Qu’est-ce que tu as mangé ? Et que fabriquais-tu dans ma ch…

Trop tard. Comma avait déjà disparu au bout du couloir.

Rageuse, Bleu fila vers ses appartements… et n’y trouva personne, à part la femme de chambre. Elle s’apprêtait à partir, jurant de se venger de Comma (comment osait-il lui faire perdre son temps, à un moment pareil !), quand une impression bizarre la retint. Un détail clochait. Un détail qu’elle n’arrivait pas à cerner. Juste la sensation que quelque chose n’était pas à sa place.

Elle balaya la pièce du regard. Ses affaires n’avaient pas été dérangées. Sa boîte à bijoux n’était pas visible – c’était normal : elle l’avait cachée dans un tiroir de sa coiffeuse, en prévision du passage de sa chambrière. Toute Princesse royale qu’elle était, elle n’avait pas le droit de posséder une araignée psychotronique. Ces chefs-d’œuvre miniaturisés étaient illégaux et très, très dangereux. Au contact du sang de leur propriétaire, elles reculaient à l’infini les limites des perceptions. Si on se laissait griser par leur pouvoir, on ne réintégrait jamais son corps, et on devenait un légume pour le restant de ses jours.

Mais la coiffeuse paraissait intacte. Bleu examina les murs. Les tableaux. Le portrait de son père. Un voile de tristesse brouilla sa vue lorsqu’elle croisa les traits peints. Personne n’y avait touché. En fait, personne n’avait touché à rien.

Et pourtant, quelque chose n’était pas à sa place, elle en aurait mis sa main au feu…

Soudain, elle comprit ce qui manquait. Le vieux fauteuil près de son lit avait disparu. Bleu réfléchit un instant, puis dit d’une voix calme à la domestique :

— J’aimerais que vous terminiez plus tard, Anna.

— Bien, Votre Altesse Royale, répondit la jeune fille, qui s’inclina avant de s’éclipser.

Bleu s’approcha avec précaution de sa coiffeuse. Dans l’un des tiroirs, il y avait une dague. Elle n’avait guère l’occasion de l’utiliser. Des gardes se tenaient toujours à proximité, en cas d’ennui. Proches ou pas, ils mettraient toutefois un certain temps avant d’arriver, et il était toujours bon de pouvoir assurer soi-même sa sécurité.

— Montrez-vous, à présent ! lança-t-elle, l’arme à portée de main.

Un frémissement près du lit, et le fauteuil de Bleu réapparut. Une femme hors du commun était assise dedans.

— Madame Cynthia ! s’exclama Bleu.

— Pardonnez mon comportement, ma chèèère, susurra la visiteuse. C’est si indélicat de ma part ! Mais j’ai préféré rester discrète tant que la domestique était là…

La jeune fille opina.

Cynthia Cardui était connue au Royaume sous le surnom de « la Femme peinte ». C’était l’un des contacts les plus importants du réseau d’espions que s’était constitué Bleu. Cependant, la voir ici, au palais, avait quelque chose de stupéfiant. Mme Cynthia était assez âgée. Elle avait pris sa retraite depuis longtemps, et ne quittait guère son appartement du quartier de Bon-Marché.

— Kitterick n’est pas là ? demanda la Princesse.

Elle éprouvait une profonde affection pour le bras droit de Mme Cynthia, un nain orange et plein de ressources qui l’avait tirée de très mauvais pas lors de ses aventures.

— Non. Il est parti rendre visite à des parents. Sans cela, je l’aurais chargé de cette mission. Il revient demain, mais je ne voulais pas attendre, et j’ai décidé de venir. L’affaire est urgente.

— Vraiment ?

Bleu s’en doutait. Mme Cynthia ne se serait pas déplacée pour une broutille. Mais entendre ses craintes se confirmer la fit frissonner.

— Soyez forte, ma chèèère, lui dit la Femme peinte. J’ai eu vent d’un nouveau complot.

Bleu s’avança et s’assit sur le bord de son lit. Elle avait une confiance absolue en Mme Cynthia. D’accord, la Femme peinte avait un côté vieille folle excentrique et snob. N’empêche, elle disposait d’un réseau d’informateurs dont la réputation n’était plus à faire ; et sa loyauté aux Fées de la Lumière était sans faille. Si elle affirmait qu’on complotait, on complotait, Bleu n’en doutait pas un instant.

— Une conspiration brutale est en cours, ma chèèère, reprit la Femme peinte. Oh, a priori, Lord Hairstreak est en déroute.  Ses sbires sont mal en point : Sulfurique a fui, et Blafardos est derrière les barreaux. On aurait pu imaginer qu’il n’y avait plus de sujets de préoccupation.

Elle poussa un soupir mélodramatique :

— Hélas, si ! D’après mes informations, des gens ont fomenté un plan pour tuer un membre de la Maison royale.

La panique de Mme Cynthia paniquait Bleu. Néanmoins, elle demanda d’une voix aussi assurée que possible :

— Qui, précisément ?

La Femme peinte eut un regard de détresse :

— C’est tout le problème, j’en ai peur. Nous l’ignorons.

L'Empereur pourpre
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