68

Mme Sulfurique insista pour préparer le repas elle-même. Et seule.

Silas, qui s’attendait au pire, sentit ses soupçons s’accentuer. Sa femme allait tenter de l’empoisonner dès leur nuit de noces ! Aucun sens du crime parfait. La logique aurait consisté à attendre quelques semaines. Mais la logique de la vieille échappait à son époux : si elle tuait ses maris pour récupérer leur argent, pourquoi l’avait-elle épousé, lui qui était censé être pauvre ? Oh, il ne portait pas mal son âge ; toutefois, il était assez lucide pour ne pas se considérer comme un séduisant jeune premier…

Aussi Maura avait-elle à peine fermé la porte de la cuisine qu’il repoussait le battant et murmurait :

— Je peux t’aider, très chère ?

— Non, non, non ! Ce n’est pas la place d’un homme, ici ! Pas la place de mon homme, en tout cas ! Installe-toi donc au salon, prends un bon livre et attends-moi. Je te prépare un plat si succulent que tu n’en reviendras pas ! Oh, il est fini le temps du gruau, Silas ! Bien fini ! Allons, file, gros gourmand, ou je ne serai pas prête à l’heure !

Sulfurique battit en retraite. Il aurait pu la tuer tout de suite. L’idée ne le séduisait pas. Elle avait un frère ; donc il allait falloir simuler un accident. Ce qui réclamait un minimum de préparatifs.

Même s’il n’aimait pas qu’on le traitât de « gros gourmand ».

Par chance, la vieille était une radine finie. Et les poisons les plus discrets étaient chers. De sorte qu’elle s’était sans doute contentée d’acquérir un poison grossier que Silas, en fin connaisseur de l’art de l’assassinat, devrait réussir à détecter sans trop de problèmes.

Il s’installa au salon en ruminant ses pensées, s’empara d’un livre et feignit de lire. Lorsque sa femme l’appela, il s’était presque assoupi.

— C’est prê-ê-êt ! chantonna-t-elle de la cuisine. J’ai dressé la table. J’espère que ça va te plaire…

Sulfurique la rejoignit.

— Assieds-toi ! s’exclama-t-elle, toute guillerette. Assieds-toi !

Et elle lui désigna un siège devant lequel était posée une horreur. Couleur : fond verdâtre, dessus grisâtre, taches blanchâtres. Consistance apparente : gelée avec grumeaux mous sur une espèce de bout de plastique vert. Conclusion : un chat avait dû vomir sur une feuille de salade.

— Je ne reconnais pas cette merveille, souffla Silas, le ventre noué.

— Mousse de poisson couché sur son lit d’algues ! déclara sa femme en s’asseyant avec une moue modeste mais fière. Je n’enlève pas la peau, c’est très nourrissant.

Sulfurique regrettait déjà l’époque du gruau. Il hésita. S’il ingurgitait cela, il risquait d’être malade. À en mourir ? Pas sûr…

— Tu ne t’es pas servie beaucoup, fit-il observer pour gagner du temps.

— Tu en auras plus pour toi !

— Ça ne marche pas ainsi, très chère : tu t’es démenée pour préparer ce… cette… enfin, ce qu’il y a là, à toi la part du roi !

Et il versa une grosse partie de son plat dans l’assiette de son épouse.

Celle-ci parut surprise. Sulfurique se réjouit : si la vieille avait tenté de l’empoisonner, elle allait s’en repentir !

— Eh bien, merci, Silas, dit-elle simplement. C’est très aimable à toi…

Elle piocha dans la partie que son mari lui avait donnée et porta la fourchette à sa bouche. Sulfurique l’imita… et constata, déconcerté, que c’était tout à fait mangeable. Voire exquis.

En plat principal, la vieille avait cuit un rôti de porc pile comme Silas l’aimait : grillé autour, tendre à l’intérieur, avec des herbes aromatiques en abondance. Mais la méfiance n’avait pas quitté Sulfurique. Et il ne lâchait pas des yeux le couteau de boucher que son épouse avait saisi l’air de rien.

— Une petite tranche ? demanda-t-elle.

Elle entama le rôti sans attendre sa réponse.

— Je préférerais un morceau de l’autre côté ! intervint Silas. C’est moins cuit…

— Comme tu voudras !

Elle finit de découper la tranche qu’elle avait entamée et la déposa dans son assiette à elle. Donc le rôti n’était pas empoisonné…

— Je te rajoute du grillé ? proposa-t-elle. Je ne peux pas en manger moi-même : je ne le digère pas…

Le poison était dans le grillé ! Il aurait dû s’en douter !

— Moi non plus, je ne le supporte pas, affirma-t-il.

Il adorait le grillé ; mais pas au point de risquer la mort.

— Tu mangeras quelques légumes ?

— Seulement si tu en prends.

— Pour sûr, j’en prends ! J’ai préparé des pommes de terre, des carottes, des sinderacks* à la menthe et des petits pois. De la nourriture saine n’a jamais fait de mal à personne…

Une pensée traversa l’esprit de Sulfurique tandis qu’il contemplait son assiette que la vieille remplissait. Peut-être s’était-elle servie d’un poison spécial dont elle avait avalé l’antidote au préalable. Toutefois, c’était peu probable. La vieille était trop bête.

— On porte un toast ? lança-t-elle en désignant un verre de vin qu’elle lui avait versé sans qu’il s’en aperçût.

Zut ! Elle avait profité d’une seconde d’inattention pour lui préparer un verre empoisonné.

— Euh… Pourquoi pas ? répondit-il en s’emparant du verre, les doigts tremblants.

— Alors, à notre nouvelle vie !

— À notre nouvelle vie !

Il trinqua avec son épouse… et en profita pour renverser le vin sur la nappe.

— Oh, je suis d’une maladresse ! gémit-il. Laisse-moi une seconde, je vais me resservir.

Il se mit debout et tendit la main vers la bouteille. Là où son vin s’était renversé, la nappe fumait. Bientôt, il y eut un trou dans le tissu et dans la table en chêne massif.

— C’est… c’est très curieux, murmura Mme Sulfurique, décomposée.

— N’est-ce pas ? siffla son mari. Allons, à notre nouvelle vie quand même !

Et, la bouteille bien en main, il fracassa le crâne de son épouse, qui tomba comme une pierre.

L'Empereur pourpre
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