140
L’église était beaucoup plus loin que ce qu’avait laissé entendre M. Ho. Aucune importance : le chauffeur acceptait les cartes de crédit.
Sulfurique contempla le bâtiment. Il sentit poindre à nouveau en lui un sentiment de victoire et de jubilation. L’endroit était parfait. À l’abandon. Isolé. Abrité par un rideau d’arbres, ce qui garantissait une certaine discrétion. Et entouré d’un cimetière qui n’était plus guère entretenu. M. Ho n’avait pas menti.
Ce n’était pas une surprise : M. Ho ne mentait jamais. Tant qu’il avait accès au petit rectangle magnétique fourni par Beleth, le marchand était irréprochable. Mais le vieillard n’aurait pas voulu être de ses ennemis.
À côté des caveaux décrépis et des pierres tombales où le nom du défunt avait disparu, grignoté par le temps et les intempéries, le vieillard avisa quelques sépultures garnies de fleurs fraîches. Sans doute des défunts récemment enterrés. En temps normal, il en aurait profité. Il y avait toujours des tas d’expériences amusantes à pratiquer sur des corps à peine putréfiés. Cependant, il n’était pas là pour s’amuser. Et il n’avait pas besoin de cadavres pour accomplir sa mission. D’après le grimoire qu’il avait en sa possession, les morts étaient superflus dans le Monde analogue.
— Mon brave, ayez la gentillesse de transporter mes affaires à l’intérieur ! lança-t-il au chauffeur.
— Rêve ! répondit l’homme.
Sulfurique toisa avec mépris l’obèse transpirant qui se tenait devant lui. L’individu dégageait une odeur corporelle répulsive. Et pourtant, son comportement ressemblait à celui des humains les plus respectables : il obéissait à la seule logique ridicule du papier. Celle-ci semblait universellement admise dans ce monde. Les gens s’échangeaient des « billets » (des bouts de papier froissés, en réalité) et prétendaient que c’était de l’argent. Encore plus ridicule que la carte en plastique !
Sur le billet que Silas sortit de son portefeuille était inscrit le chiffre 100. Ce qui signifiait sans doute qu’on pouvait le troquer contre cent… cent… cent quoi ? Sulfurique n’était pas sûr de lui. Cent moutons, peut-être. Ou cent vaches. Ou cent lingots d’or. Le plus amusant, c’est que les gens ne paraissaient pas s’en soucier. Les humains se contentaient de collectionner ces papiers et de faire des échanges. Plus ils en avaient, plus ils étaient contents et respectés. Une fois qu’on avait compris cela, on pouvait se comporter comme un authentique Terrien sans attirer l’attention sur soi, même quand on débarquait du Royaume des Fées après de longues années d’absence.
Le vieillard agita le billet sous le nez du gros type et répéta :
— Mon brave, ayez la gentillesse de transporter mes affaires à l’intérieur…
Il ajouta avec un sourire :
— … et je vous donnerai ceci.
— Ben fallait l’dire avant, monseigneur ! grommela le chauffeur en se dirigeant vers le coffre de son taxi pour prendre les paquets.
Silas était aux anges : ç’avait marché ! Ç’avait encore marché ! Ces bouts de papier étaient décidément magiques ! Tout guilleret, le vieillard suivit son porteur vers l’église. Puis le chauffeur repartit dès qu’il eut récupéré ses cent quelque-chose.
Resté seul, Sulfurique pénétra dans l’édifice. D’après M. Ho, le caractère sacré de l’édifice avait été annulé par les autorités ecclésiastiques. « En fait, ils ont surtout laissé ce truc tomber en ruine », pensa Sulfurique. Ce n’était pas pour lui déplaire : il aimait l’ambiance qui se dégageait des bancs de messe rongés par les vers, des murs attaqués par les termites, des vitraux brisés par des jets de pierres, des statues dans leurs niches en plâtre décapitées par des profanateurs, des tuiles tombées dans la nef, et de l’autel poussiéreux derrière lequel il découvrit une chasuble élimée, ornée d’or et d’argent. Exceptionnel.
Sulfurique traîna dans le narthex ses affaires que le chauffeur avait laissées sur le parvis avant de repartir. Il ferma la grande porte et entreprit de se préparer. Un gros travail l’attendait. Et Beleth n’était pas du genre patient.
Silas consulta son grimoire puis marcha jusqu’à l’autel. Tout commençait par une solide préparation mentale, destinée à mettre son esprit dans les meilleures dispositions. Pour la première fois de son existence, le vieillard entreprit donc de confesser ses péchés à voix haute.
« J’en ai pour un bon bout de temps », pensa-t-il.