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C’était incroyable. Des Fées de la Forêt émergeaient de partout. Des essaims de soldats se formaient sur les branches des plus gros arbres ; d’autres bataillons se regroupaient par rangs de deux ou trois sur les canopées d’énormes spécimens. Tous se dirigeaient vers le niveau du sol. Ils semblaient jaillir par centaines, descendre par milliers, et se retrouver dans les clairières par dizaines de milliers, armés d’arcs, de javelots, de lances, d’épées, de leurs redoutables éclairs elfiques, de canons à glace, de disrupteurs, de brise-pierres, et de bien d’autres armes magiques dont le principe et l’identité échappaient à la compétence de M. Fogarty.
Il pensa aux foules de Dunkirk… en plus silencieux. Cependant, malgré la retenue générale, un bourdonnement montait de la Forêt. On aurait dit qu’une ruche géante venait de s’éveiller. Mais ce qui s’agitait sous ses yeux était plus qu’une simple ruche : c’était une armée organisée, considérable, apte à renverser n’importe quel royaume. Quand ces gens-là comprendraient que le monde ne s’arrêtait pas à leur chère forêt ; quand, parmi eux, des voix malintentionnées (ou lucides) s’élèveraient pour exciter les Fées en leur faisant miroiter des conquêtes faciles ; alors, aucun trône ne serait plus en sécurité. Les jours de la plus puissante des monarchies et ceux de l’empire le mieux établi seraient comptés.
Et cependant…
— La Reine a fait ça parce que j’ai eu une intuition, murmura Alan, sidéré.
— Tu t’emballes, mon cheeer, répondit Mme Cardui tendrement. Cléopâtre échafaude des stratégies pour attaquer Noctifer depuis des semaines, à présent. Elle se tenait prête, au cas où. La seule chose qui la retenait, c’était cette vieille peur d’attirer l’attention. J’imagine qu’elle espérait que Pyrgus s’en sortirait de manière à éviter aux Fées de la Forêt de se dévoiler. Pour autant, elle n’y croyait pas plus que ça. Elle se doutait que ce petit commando serait un peu léger. Tu as pesé dans la balance, et cela a suffi : à mon avis, elle n’attendait qu’une occasion pour passer à l’action, et elle en a eu assez de ronger son frein. Pour tout dire, je m’étonne qu’elle se soit contenue aussi longtemps…
— Pas moi, grogna l’ex-Gardien. C’était son intérêt de résoudre cette affaire dans la discrétion. Maintenant, elle doit agir. Les trous de l’Enfer sont en serv…
— Ces histoires de trous de l’Enfer ne sont qu’un prétexte, affirma la Femme peinte. Contrairement à ce qu’elle déclare, la Reine des Fées de la Forêt n’est pas tourmentée que par les démons. Elle n’a pas du tout apprécié que Noctifer détruise des hectares de forêt pour y bâtir son nouveau domaine. Quand elle a su qu’il s’était approprié ce vaste terrain et qu’il avait ordonné qu’on le rase, elle a craint qu’il ne lance une mode. Imagine si chaque Fée fortunée – de la Nuit ou de la Lumière – venait s’installer dans ce qui, longtemps, avait été le domaine réservé des Fées de la Forêt !
— Comment sais-tu que…
— Elle m’a demandé conseil, à l’époque. Nous en avons discuté plusieurs fois.
— Et que lui as-tu conseillé ?
— De ne pas se précipiter… de voir comment évoluait la situation… bref, d’attendre.
M. Fogarty observa les soldats qui continuaient d’apparaître de partout.
— Faut croire qu’elle en a eu assez d’attendre, dit-il.