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« Les Maîtresses de la Soie ne ressemblent pas aux autres femmes, pensa Henry. Sauf peut-être à Maman. »
Contrairement à Martha Atherton, elles n’avaient sans doute jamais lu Psycho Mag et ignoraient sans doute quelles étaient les meilleures méthodes pour éduquer un jeune adolescent – ce qui était une bonne chose. Mais, comme la mère de Henry, elles savaient prendre un petit ton autoritaire qui excluait toute discussion.
Au bout d’un moment, le garçon se rendit compte qu’il leur obéissait à la manière d’un automate. Au début, ses vêtements flamboyants y étaient pour quelque chose. Avec eux, il s’était senti très, très bien. De sorte qu’obéir n’avait plus eu aucune importance. Hélas, depuis, les Sœurs de la Guilde de la Soie lui avaient demandé de les ôter et de les remplacer par des habits moins élégants et plus discrets. Là encore, pas moyen de protester.
— Ce n’est pas le moment de te faire remarquer, expliqua Pêche Bénie en voyant la grimace de Henry. Tu ne dois pas être vêtu en haillons. Surtout pour te rendre en Haleklind : là-bas, les sorciers attachent beaucoup d’importance aux apparences de leurs interlocuteurs. Nous allons te trouver des vêtements discrets mais coupés avec style. Juste une coupe de qualité. Cela vaudra tous les sauf-conduits.
— Merci, dit le garçon sans être certain de comprendre les subtilités de cette stratégie vestimentaire.
— Tu auras besoin de cela pour retrouver le Prince, avança la Maîtresse. Et de ceci aussi…
Elle lui tendit une petite bourse faite dans un matériau brillant.
— Imperméable et résistant aux chocs, annonça-t-elle. Tu y trouveras une carte et de l’or.
— De l’or ?
— Tu ne vas pas te rendre en Haleklind à pied. C’est beaucoup trop loin. Tu seras moins utile aux Altesses Royales si tu arrives auprès d’elles dans un mois. L’or te permettra d’acheter ton billet pour emprunter les transports publics.
Parce qu’il y avait aussi des transports publics ? Dans le Royaume, Henry se sentait autant perdu que s’il s’était retrouvé au beau milieu du désert du Sahara. Il n’était pratiquement pas sorti du palais, sauf pour détruire l’ignoble usine de la voie Bouillonnante… et bien sûr pour assister à la cérémonie de remise de la Dague grise de chevalier.
Il pensa qu’une star larguée dans la nature réagirait comme lui : paniquée à l’idée de prendre les transports publics ; ignorant où se situe l’arrêt le plus proche ; ne sachant même pas à quoi ressemble un arrêt ou comment on s’y comporte.
Ce qui n’empêchait pas d’être poli :
— Je ne peux pas accepter votre don, ça me…
— Tu n’as pas le choix, l’interrompit Pêche Bénie. Crois-moi, dans le Royaume, on ne survit pas longtemps sans argent. Et si cela soulage ta conscience, tu n’as qu’à te dire que tu es le messager de notre Guilde, et que nous te payons pour ce travail.
— Vous voulez que j’apporte un message à Pyrgus et à Bleu ?
— Oui.
— Vous l’avez mis avec la carte et l’or ?
— Non. Nous voulons que tu leur dises que les Sœurs de la Guilde de la Soie restent loyales à Pyrgus Malvae, leur chef véritable, et à sa famille ; et que nous lutterons jusqu’à la mort pour restaurer la Maison d’Iris sur le trône… et pour venger l’abomination que Lord Noctifer a fait subir à feu l’Empereur pourpre.
— Je… je transmettrai, murmura Henry.
Il éprouvait une profonde admiration pour ces femmes. Du peu qu’il avait vu du Royaume et de ce nouveau régime qui n’hésitait pas à jeter en prison quiconque lui déplaisait, il devinait que les Maîtresses risquaient d’ores et déjà leurs vies.
— L’une de nos Sœurs va te guider dans la ville. Noctifer ne soupçonne pas encore la Guilde. Mais tu dois rester très…
Elle se tut. Et demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
« Les ennuis qui arrivent », songea Henry.
Des bruits dans le couloir. Des cris de femmes. La porte de la pièce qui explose. Un autre cri.
Puis le garçon aperçut des soldats en uniformes noirs et des ombres qui couraient. Une boule de feu traversa la pièce et le frappa en pleine poitrine. L’impact fut si violent qu’il souleva le garçon et le projeta contre le mur. Henry sentit que sa tête partait en arrière. Il voulut hurler tant il avait mal. La douleur fut trop forte. Il glissa par terre en silence.
« Ne pas m’évanouir, pensa Henry. Je ne me réveillerais pas. » Peine perdue. Ses poumons manquaient d’air. La douleur irradiait tout son corps. Ses membres ne lui obéissaient plus. Le garçon retomba, et le monde disparut.