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Pyrgus avait échappé à la surveillance de ses gardes du corps royaux lorsqu’il marchait entre le quartier de Bon-Marché et la porte Nord. Il s’était faufilé dans le labyrinthe d’étroites venelles pleines de monde qui conduisaient à Pushorn*. Il avait la main sur la garde de son nouveau couteau halek. Précaution élémentaire pour se hasarder dans l’un des quartiers les plus dangereux de la ville. Le Prince n’avait jamais eu peur de s’y promener ; mais se faire dérober sa bourse à cet instant aurait été trop bête.
Il se doutait qu’il aurait besoin de tout l’or qu’il avait apporté avec lui, jusqu’à la dernière once.
Le crépuscule lugubre s’obscurcissait lentement, sombrant peu à peu dans une nuit d’encre. Çà et là, on allumait des torches. Pas de globes lumineux dans les rues, ici. « Budget insuffisant », affirmait le conseil du quartier. En réalité, les globes lumineux ne mettaient pas longtemps avant d’être détruits, même lorsqu’on avait pris la précaution de les entourer de sortilèges de protection. Inutile d’en installer de nouveaux.
Ici habitaient un étrange mélange de Fées de la Nuit, de rebuts des Fées de la Lumière, de Trinians violets, de glaistigs* à moitié sauvages, d’endolgs presque à l’état naturel ainsi qu’une bande de sorciers haleks drogués jusqu’aux yeux, qui dénichaient dans ces ruelles des doses de musique simbala à moindre coût. Habiter Pushorn, c’était vivre dans un quartier délabré, malfamé, inquiétant ; mais c’était aussi, en contrepartie, avoir une chance de se tapir à l’abri des autorités pour pratiquer sans grand risque des activités clandestines.
Il régnait dans le coin une odeur caractéristique, mélange de sueur et de fumées diverses. Pyrgus n’avait rien d’un snob. Pourtant, il avait grimacé en percevant les senteurs poivrées émanant de la foule qui s’enfonçait dans le noir, en quête de plaisirs interdits.
Soudain, un coup puissant l’avait projeté en arrière.
— Tu m’pousses, là, t’cherch’ la cogne ? avait grondé un malabar en blouson de cuir élimé.
— Désolé, avait murmuré Pyrgus en se dépêchant de filer.
Mieux valait garder profil bas pour ne pas être reconnu. Il n’avait employé qu’un sortilège d’illusion minimal, destiné à brouiller ses traits et à modifier la couleur de ses cheveux.
Le Prince avait pressé le pas. Il avait appris par cœur son chemin. Toutefois, se repérer dans le dédale de ruelles peu éclairées tenait du miracle. En outre, il ne voulait demander sa route à aucun prix. Trop risqué. Résultat, il lui avait fallu presque une heure pour dénicher l’allée Gruslut. Du moins avait-il supposé que c’était elle : les autres voies étaient obscures, quand celle-ci était noire. Pas un flambeau. À peine si, çà et là, quelques pâles lueurs filtraient des volets clos.
Le Prince s’était arrêté, le temps de s’habituer à cette luminosité minimale. Quelques instants plus tard, il avait réussi à distinguer des formes et repris sa marche.
Ce qu’il avait vu n’était pas engageant. Les bâtisses de trois à quatre étages, comme ailleurs dans Pushorn, avaient connu des jours meilleurs. Le plâtre se craquelait par endroits ; la peinture s’était écaillée ; des fissures zébraient les façades ; certains murs semblaient même de guingois, comme s’ils avaient été sur le point de s’écrouler sur la rue (« sans doute un problème de fondations », conclut Pyrgus, qui se souvenait vaguement de ses cours d’urbanisme).
Le Prince n’était pas sûr à cent pour cent d’être arrivé à destination : une partie de la plaque censée indiquer le nom de la rue était détruite. Cependant, il avait décidé de tenter sa chance. L’endroit était assez glaçant pour correspondre à ce qu’il cherchait.