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Sulfurique trouva l’escalier étroit qu’il cherchait. Les marches se dissimulaient entre une grosse boutique de souvenirs et une minuscule épicerie spécialisée dans le commerce des œufs au vinaigre.
Au premier étage, un gorille était assis sur un fauteuil en bois. Il tuait le temps en parcourant le journal et en caressant l’arme qu’il portait dans la poche revolver de sa veste ouverte.
Il leva un sourcil, reconnut Sulfurique, rabattit son journal et renifla :
— Ho ?
— Yo, répondit le vieillard en émettant une sorte de bruit de succion comme il avait entendu les gens le faire dans la rue.
Il tenait à faire « local » pour brouiller les pistes. Ici, personne ne savait exactement d’où il venait. Et c’était mieux ainsi.
Le gorille rabaissa son sourcil puis, d’un geste du pouce, déplia de nouveau son journal et indiqua l’étage supérieur.
Deux adorables fillettes, qui gloussaient derrière leurs mains, le conduisirent à travers les bureaux de M. Ho. Celui-ci émergea d’un profond fauteuil en cuir. Il fumait du résineux dans une longue pipe en terre. Il avait les yeux cernés comme les Fées de la Nuit, mais pas les pupilles fendues si caractéristiques de cette confrérie. Il ôta la pipe de sa bouche et accorda à son visiteur un sourire naïf.
— Bonjour, monsieur Sulfurique ! lâcha-t-il.
— Monsieur Ho, bonjour, répondit le vieillard.
Il jeta un coup d’œil sur la pièce, heureux de constater que l’homme était toujours bien approvisionné en livres et accessoires divers.
— Excusez-moi si je ne me lève pas en signe de respect pour votre âge vénérable et si avancé, dit le marchand. Je souffre d’une intoxication extrêmement sévère, et…
Nouveau sourire naïf.
— Cela n’a pas d’importance, monsieur, grinça Silas.
— Un thé ? proposa M. Ho. Ou une pipe de tabac ?
— Ni l’un ni l’autre, merci. Puis-je m’enquérir de la santé de vos petites-filles ?
— Elle est excellente ! Je suppose que la vôtre aussi : je vois à certain anneau que vous vous êtes marié depuis notre dernière visite. Oserai-je, à mon tour, vous demander des nouvelles de votre bienheureuse épouse ?
— Elle est morte.
— Ah… L’héritage ?
— Coquet.
Nouveau sourire naïf.
— Vous venez le dépenser ici, alors ? devina M. Ho. J’en suis très flatté. Que vous plairait-il d’acquérir pour honorer la mémoire de la défunte… et l’argent qu’elle vous laisse ?
— Un grimoire, lâcha Sulfurique.
— Le Lemegeton ?
— Non.
— L’intégralité du Clavicule ? Ou peut-être le Grimoire Verum ? Ou solliciterai-je mes assistantes pour qu’elles vous dénichent le Lyvre des Merveyes du Monde ?
Les deux interlocuteurs éclatèrent de rire. C’était une blague habituelle, entre eux, mais elle était toujours aussi efficace. Le Lyvre des Merveyes du Monde était un ouvrage de magie blanche. Pas vraiment le genre de Sulfurique.
— Non, non, monsieur Ho. Je veux le Grimoire d’Honorius le Grand.
Le rire de M. Ho s’étrangla dans sa gorge.
— Vous… vous êtes sérieux, monsieur Sulfurique ? souffla-t-il.
— Très.
— Je n’ai pas ce titre.
— Pourriez-vous l’avoir ?
— Le prix serait astronomique.
— Ai-je l’habitude de marchander ?
— Non, non… Et néanmoins, j’ai peur que vous ne m’ayez pas compris. Ce livre est exceptionnel. Tout le monde le veut. Il coûterait donc, non pas une fortune, mais plusieurs fortunes.
— Vous n’avez rien à craindre : j’ai une carte de crédit gold platine.
— Montrez-la-moi, s’il vous plaît, exigea M. Ho.
Il prit le rectangle de plastique que lui tendait Sulfurique, l’observa, caressa la bande magnétique au dos, flaira l’objet, le porta à sa bouche et le mordit avec précaution.
Nouveau sourire naïf.
— Cela m’a l’air en ordre, constata-t-il.
— Alors ?
M. Ho dressa l’index droit et dit :
— Une heure, monsieur Sulfurique. Accordez-moi une heure.