180
Le laboratoire de Gnoma était une chambre stérile et aveugle, située en sous-sol, d’où se dégageait une curieuse odeur de soja. Un four d’alchimiste brûlait dans un coin, près d’une enclume de forgeron. Un placard entrouvert laissait apparaître des alambics de toute taille.
Au centre de la pièce on avait installé un lit métallique à roulettes, d’environ deux mètres, entouré de globes lumineux aux halos très puissants. À côté, sur un chariot, de nombreux instruments médicaux très impressionnants étaient alignés. Par comparaison, les outils du Tatoueur royal n’étaient que des jouets pour nourrissons !
Près du lit, une grande caisse en bois.
— Personne d’autre n’est au courant que le colis est ici ? s’était informé Gnoma.
— Non. Sauf le commissionnaire. Mais il ne sait pas ce qu’il a transporté.
— Quand l’opération aura commencé, il sera trop tard pour arrêter le processus. Je dois donc vous redemander : Prince Pyrgus Malvae, souhaitez-vous toujours que je ressuscite votre père d’entre les morts ?
— Je…
— Dites : « Oui, je le souhaite. »
— Oui, je le souhaite.
— Ouvrez le cercueil, avait ordonné le nécromancien.
Prince en titre, Empereur choisi et Empereur héritier, Pyrgus était habitué aux égards. Mais il était engagé dans une opération interdite et il ne pouvait pas vraiment exiger d’être traité comme il l’eût été en temps normal. Agenouillé devant le cercueil, il avait murmuré une brève prière pour demander pardon. Puis avait appuyé son pouce contre la serrure, qui avait émis un clic sonore. Un mécanisme bien huilé s’était déplacé, et le cercueil avait été prêt à être ouvert.
Pyrgus avait levé les yeux vers Gnoma, dont le regard brillait.
— Ouvrez, avait répété Pheosia.
Le jeune homme avait inspiré un grand coup avant de repousser le couvercle, qui avait coulissé sur ses gonds avec un horrible craquement. À l’intérieur, la dépouille de son père reposait sur un lit de paille propre.
Un sortilège dit d’« imputrescibilité » avait empêché le cadavre de se décomposer. Cependant, le savoir-faire, le talent et l’application réunis de l’Embaumeur royal n’avaient pas permis d’effacer les ravages causés par la décharge de plomb tirée à bout portant dans le visage d’Apatura Iris.
Pyrgus s’était mis à pleurer, et ses larmes abondantes brouillaient sa vision.
— Mettez le corps sur la table d’opération, avait susurré le nécromancien.
Le jeune homme s’y était attendu. Il s’était penché sur le cercueil et, pour la première fois depuis sa tendre enfance, il avait enlacé son père. Un sortilège de flottaison rendait le corps presque aérien – aussi léger que du duvet de chardon. Pyrgus s’était redressé, le cadavre dans les bras et l’avait placé sur la couchette en sanglotant.
— Sur le ventre, avait exigé Gnoma.
— C’est obligatoire ?
— Nous devons pouvoir accéder à sa luz*…
Pyrgus avait retourné le corps malgré lui.
— Écartez-vous, à présent, avait lâché Pheosia. Votre tâche est terminée.
Le jeune homme avait obéi, bouleversé. Il ne comprenait plus pourquoi il avait bataillé si longtemps et si violemment avec son père. Avec le recul, leurs sujets de discorde lui avaient paru dérisoires. Presque idiots. Sur la table, le corps était inerte. Impassible. Vide. Peut-être allait-il pouvoir s’amender. Arranger la situation. S’expliquer avec Apatura. Mieux valait tard que jamais.
Le nécromancien avait saisi une paire de ciseaux de tailleur et s’en était servi pour entailler le costume funéraire de l’Empereur.
— Qu’allez-vous lui faire ? s’était soudain inquiété le Prince.
— Taisez-vous ! avait soufflé Gnoma. J’exécute votre ordre. Alors, silence !
Les ciseaux avaient coupé le lourd tissu qui recouvrait Apatura comme s’il ne s’était agi que de toile d’araignée. Le derrière impérial était apparu, orné des mêmes tatouages de papillon qui décoraient désormais les fesses de Pyrgus. Pheosia avait saisi un scalpel.
— Qu’allez-vous lui faire ? avait répété le jeune homme.
— Lui ôter sa luz, avait répondu Gnoma, agacé.
Et il avait plongé son coutelas dans la colonne vertébrale de l’Empereur.
— Regardez ! avait-il chuchoté peu après, les yeux brillants. Regardez de tous vos yeux !
Il brandissait un bout d’os. Taille : pas plus grand qu’une phalange de pouce. Forme : semblable à une mini-vertèbre, sans les protubérances habituelles. Couleur : blanc étincelant après que le nécromancien l’eut nettoyé.
L’homme avait placé l’os sur l’enclume et ouvert un tiroir du placard dont il avait ressorti un marteau à manche court. Sur la tête métallique de l’outil serpentaient des lignes d’énergie. Gnoma avait jeté un œil à Pyrgus, puis il avait projeté le marteau sur l’enclume avec une violence inouïe. Le bruit avait été assourdissant – un coup de tonnerre. Des éclairs avaient fusé autour de l’enclume…
… qui n’avait pas résisté au choc et s’était brisée en mille morceaux. Le nécromancien avait regardé les débris avec une moue satisfaite. S’était penché dessus. En avait retiré l’os. Intact.
— La luz est indestructible, avait-il expliqué.
Pyrgus s’était approché. L’os n’avait pas une éraflure.
— C’est avec la luz que Dieu nous ressuscitera au jugement dernier. Et c’est avec celui-là que je vais ressusciter votre père dès à présent…
Le Prince avait clos les paupières pour ne pas en voir davantage.