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Le lendemain matin, Henry ne se sentait pas vraiment libre. Plutôt paniqué. Il avait rêvé de Pyrgus. Cauchemardé, en fait : son ami et lui tentaient d’échapper à une armée de morts vivants en putréfaction, qui les traquaient dans une ville en train de s’effondrer. Bleu aussi était là. Elle courait derrière les zombies, un balai et une pelle à la main pour nettoyer les morceaux. Pendant qu’elle s’activait, elle criait : « Qu’est-ce qui t’a retenu, Henry ? Pourquoi as-tu tant tardé ? »
Les morts vivants, il s’en moquait. Mais la phrase de Bleu, il était sûr que la Princesse devait la prononcer sans cesse pour de bon. Le Royaume était en danger. Elle avait demandé à son ami de l’aider. Et il avait promis de venir. Vite. Dès que possible. Ce qui signifiait sans doute une heure ou deux, pas plus.
Henry s’empara donc du chalumeau sans même prendre le temps de petit-déjeuner.
À midi, en revanche, il fit une pause-repas pour déguster des hamburgers découverts dans les profondeurs du congélateur. En s’asseyant à table, il observa son plan de travail. Des fils et des bouts de plastique partout. Un interrupteur disproportionné (il était énorme par rapport au reste). Indigne de M. Fogarty : son portail portatif était moins grand qu’un mobile, alors que celui de Henry aurait eu peine à rentrer dans une boîte à chaussures.
Comment l’emporterait-il ? Il pensa qu’il n’en aurait pas besoin. S’il réussissait à ouvrir un portail dans le Royaume, le Gardien trouverait un moyen de le renvoyer dans le Monde analogue. Sinon, il demanderait à Pyrgus : il y avait un portail dans le Palais pourpre.
Il finit son repas, observa le circuit électronique un moment, puis se décida à l’essayer. Pas à l’intérieur : il avait eu une expérience désagréable, et il en avait retenu une leçon. Il prit donc l’engin dans ses bras et l’emporta dans le jardin – dans le petit coin discret qui tenait du dépotoir et du terrain vague, près du buisson de lilas de Chine. Puis, tâchant d’oublier ses doutes, il appuya sur l’énorme interrupteur.
Et rien ne se passa.
Sans doute le biochose. Il ne manquait que ça. Tout était raté. Il allait devoir retourner chez lui, attendre que la situation revienne à la normale et convaincre Alicia de lui restituer son portail. À cause de quoi ? D’un simple biobidule qu’il n’avait pas été capable de dénicher !
À moins qu’une pile…
Bien sûr ! Le bioschmilblick manquait, d’accord ; mais un circuit électronique n’avait aucune chance de fonctionner sans aucune source d’électricité ! Il retourna en courant dans la maison. Inspecta le tiroir. Ne trouva pas la pile au lithium dont il avait besoin. Dans la cabane non plus : il n’y avait carrément aucune pile. Et il entendait toujours la voix de Bleu lui répéter : « Qu’est-ce qui t’a retenu, Henry ? Pourquoi as-tu tant tardé ? »
Il aurait dû être là-bas depuis longtemps ! Un coup d’œil à sa montre. Treize heures vingt-huit. Bleu lui en voudr…
Une idée le frappa en plein désespoir. Une pile ? Il en avait une dans sa montre !
Vite, ôter l’objet. Choisir le bon tournevis. Sortir la pile. Parfait. Ne pas la perdre, maintenant. La placer au bon endroit… Voilà. Vérifier les connexions. Impeccable. Sauf qu’il manquait toujours le biofiltre. Et si l’absence de ce composant faisait échouer la translation ? Il valait mieux passer une dernière fois la maison au peigne fin.
Haletant, le garçon se remit à fouiller. Partout. Là où il avait cherché et là où il n’avait pas jugé bon de chercher. Derrière la cuvette des toilettes, par exemple. C’est alors qu’il se rendit compte du ridicule de la situation. Il s’était laissé envahir par la panique. M. Fogarty ne rangerait jamais un composant électronique au fond du petit coin. Un brin de jugeote ne nuisait pas, surtout dans les situations extrêmes. Quel risque prenait-il ? Au pire, l’absence de biofiltre empêcherait la translation. Au mieux, Henry pouvait se retrouver au Royaume dans quelques secondes. Le jeu en valait la chandelle.
Il appuya sur l’interrupteur.
Et il ne se passa rien, une fois de plus.
Puis un bourdonnement s’éleva près de la cabane à outils. Une vibration, plutôt. Henry l’entendait moins qu’il ne la sentait avec ses pieds. Bientôt, cependant, le bruit devint plus net, jusqu’à évoquer une sirène d’ambulance et à devenir insupportable… avant de s’interrompre d’un coup. Un curieux « plop » retentit, et un portail s’ouvrit à deux mètres du garçon. Il avait réussi. Il avait construit un portail. Qui, en plus, débouchait directement dans le Palais pourpre. Elle était pas belle, la vie ?
Soudain, un grésillement se fit entendre. Henry regarda son circuit électronique… d’où montait une fumée. Des étincelles jaillirent.
Le portail vacilla. Il allait se refermer. Et Henry était paralysé par la colère. Tant d’efforts pour rien ? Un craquement plus puissant que les autres le fit sortir de sa léthargie. Il bondit en avant. Derrière lui, il entendit une explosion et constata que le portail avait disparu.
Aucune importance. Il avait gagné son pari. Il était dans le Palais pourpre.
Et il comprit aussitôt qu’il avait un très, très gros problème.