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Blafardos termina la musique qui clapotait dans son verre. Une mélodie agréable lui monta à la tête, enveloppant délicieusement les mots de Cyril. Il leva une main mentale (il devenait bon à ce jeu) pour arrêter le laïus du wangaramas, et il tâcha de résumer la situation.
« Tous les cercles de puissants du Royaume sont infiltrés ? » « La plupart, corrigea le vyr. Nous avons des contacts dans la maison de Noctifer. Ainsi qu’à la Cour impériale, même si les remaniements actuels vont entraîner des modifications. Et il ne faut pas oublier le Conseil de…»
« Donc vous avez des relais très haut placés ? »
« Oui. »
« Et vous avez quand même besoin de moi ? »
« Tu as le profil idéal », répondit Cyril sans la moindre hésitation.
« Explique-toi. »
« Nos penseurs ont montré que nous avions besoin d’une transition en douceur ou, comme on dit, d’une révolution de velours. La passation de pouvoir entre le gouvernement actuel et l’hôte que nous élirons pour porter nos revendications doit se faire sans heurt. En clair, la masse du peuple, ceux qu’on appelle les gens, doit accepter le nouveau gouvernant. »
« Je ne comprends pas. »
« Ils n’ont pas besoin de savoir que celui-ci abrite un vyr », traduisit le wangaramas.
« Je ne comprends toujours pas, insista Blafardos. Pourquoi m’accepterait-on ? Je n’ai pas la moindre once de sang royal. Je ne suis même pas noble, du moins au sens traditionnel du terme. »
« Quelle importance ? Ce n’est pas toi qui nous intéresses ! Tu ne vas pas devenir l’Empereur Jasper Ier : tu vas devenir Black Ier ! »
Blafardos mit un moment à comprendre ce qu’il venait d’entendre. Les derniers mots du vyr flottaient dans sa tête pareils à de petites notes de musique, accompagnées par les dernières harmoniques simbala. Et soudain, il saisit.
« Tu veux que je continue à imiter Lord Noctifer ! s’exclama-t-il dans son for intérieur. Dès que Comma sera couronné, tu veux que je joue Noctifer, que j’assassine le nouvel Empereur et que je prenne sa place comme si j’étais Noctifer ! »
« Exactement, répondit Cyril. Tu vois que tu peux penser à la manière d’un wangaramas quand tu t’en donnes la peine ! » Blafardos réfléchit. Le plan était étrange, mais il pouvait fonctionner. Noctifer était noble. Sa famille était liée à la maison impériale par mariage. Surtout, il avait le soutien de la moitié du Royaume. C’était le chef incontesté des Fées de la Nuit. L’avenir s’annonçait radieux.
À un détail près.
« Et le vrai Noctifer ? objecta Jasper. Ça m’étonnerait qu’il me regarde prendre sa place et gouverner le Royaume pour lui sans bouger le petit doigt. »
« Le vrai Noctifer n’assistera pas à la cérémonie du Couronnement. Il te l’a dit face à face. »
« Non, attends ! Il m’a confié qu’il n’assisterait pas au couronnement de Pyrgus. Il n’a aucune raison de ne pas assister au triomphe de Comma. Ce morveux n’est qu’une marionnette entre ses mains. »
« Exact. Et cependant, Black n’assistera pas non plus à cette cérémonie-là. »
« Pourquoi ? »
« Il pense que les Fées de la Lumière accepteront mieux la situation s’il garde profil bas un temps. »
« D’où tiens-tu cela ? »
« De son nouveau Gardien. »
Blafardos sursauta.
« Il y a un ver dans Cossus Cossus ! » s’écria-t-il, incrédule.
« Un vyr », corrigea Cyril.
« C’est trop beau pour être vrai ! poursuivit Blafardos sans écouter le wangaramas. Remarque, j’ai toujours trouvé qu’il avait une curieuse façon de marcher…»
« Cossus est l’un de nos symbiotes les plus importants. Donc crois-le sur parole : notre ami Noctifer n’assistera pas à la cérémonie du Couronnement. Quand tu auras tué Comma, proclame-toi empereur, prétends que Noctifer est un imposteur, ordonne son arrestation et pends-le. »
« Il va affirmer qu’il est l’authentique Noctifer…»
« Et qui croira-t-on ? Un présumé imposteur ou le nouvel Empereur ? »
« Admettons. Mais l’animal a des soldats…»
« Nous avons infiltré sa garde rapprochée. Avec l’aide des wangarami, ce sera du gâteau ! Il te suffit de rester discret tant que nous n’avons pas besoin de tes services. »
Blafardos se mordit les lèvres pour ne pas laisser éclater sa joie. Cependant, une idée contraria son excitation croissante.
« Je n’ai pas le sortilège d’illusion qui devait me permettre de ressembler à Noctifer », prévint-il.
Dans sa tête, Cyril soupira.
« Oh, Jasper, Jasper… Cesse de douter des vyrs, crois en la Révolution ! Qu’est-ce qu’un simple sortilège comparé aux infinies ressources de la Nation des wangarami ? »
« Vous avez réussi à confectionner le même sortilège que celui qu’a obtenu Noctifer ? »
« Mieux que ça. Le sortilège que te proposait notre ami n’était que provisoire. Le nôtre sera définitif. »
« Je… Je ressemblerai à… à Noctifer pour le restant de mes jours ? » demanda Blafardos en ouvrant de grands yeux.
« Oui. »
— Extra ! s’enthousiasma Blafardos à voix haute.
Tout le monde avait peur de Noctifer. L’homme possédait une fortune incommensurable. Blafardos se revit croupissant dans sa misérable cellule. Il sourit. Il allait lui suffire d’un petit sortilège pour gagner d’un coup une puissance, une richesse et une renommée sans pareilles.
Il fit signe à un serveur et commanda un nouveau verre de simbala pour fêter la nouvelle.