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Henry pensait deux choses à la fois.
Première chose : il connaissait cette pièce. Il s’y était déjà rendu. C’était la chambre de Bleu.
Deuxième chose : AU SECOURS ! Il avait une peur panique des araignées, même quand elles étaient plus petites que son pouce. Et celle-ci était plus grande que sa tête !
Il la connaissait, elle aussi. Elle appartenait à Bleu – certains ont des hamsters, la Princesse avait une araignée. Elle la gardait dans un coffret à bijoux. Mais, maintenant que Henry avait rétréci, l’araignée n’avait rien d’un animal domestique. Elle était monstrueuse ; et elle pouvait avaler le garçon en moins de deux.
Sauf que Henry avait des ailes. Pas elle. En deux pas, il serait hors de portée.
Il pivota pour prendre son élan. Enfin, il voulut pivoter. C’est alors qu’il s’aperçut qu’il ne pouvait plus bouger le petit doigt. Ses muscles étaient paralysés.
Il n’avait jamais rien éprouvé d’aussi horrible. Jamais. Il avait l’impression qu’une force extérieure avait enveloppé son esprit dans des filaments, et qu’elle resserrait son cocon, l’empêchant lentement mais sûrement de penser. Il frissonna de la tête aux pieds. Il avait froid.
De la viande, voilà ce qu’il était devenu.
*
Figé sur le bord de la coiffeuse, Henry regardait, terrorisé, l’araignée qui s’approchait de lui.
Ses yeux étaient énormes. Fixes. Ovoïdes. Liquides. Noirs comme les profondeurs de l’espace. Intelligents. Le regard du monstre était dénué de la moindre trace d’émotion.
L’animal avançait, très calme, levant les pattes et les reposant avec délicatesse. À chaque contact avec la coiffeuse, Henry entendait un léger « toc ». Puis il avisa les mâchoires de la bête. Puis il sentit l’odeur de son ennemie – une odeur rance qui devint bientôt suffocante. Puis il perçut son souffle – un léger sifflement qui grésillait par instants, à la manière d’une tranche de bacon en train de frire.
L’araignée tendit une patte. Henry tenta de fuir. Il savait qu’il était paralysé, mais il espérait que… Rien. Impossible de bouger. La patte allait l’atteindre. Elle l’atteignit. Au bout, une petite griffe incurvée. Une dague noire, polie, qui avait quelque chose d’une corne et se dirigeait vers l’œil du garçon.
Brusquement, la griffe frappa. Non à l’œil, mais à la joue, qu’elle ouvrit jusqu’à la fossette. Henry n’eut pas mal ; pourtant, le sang jaillit et se mit à couler en abondance.
Sa paralysie cessa d’un coup. Aveuglé par le sang, il sentit qu’il basculait par-dessus bord. L’instant d’après, il retrouvait le contrôle de ses ailes. Évitait le sol d’un battement. Se mettait à trembler. Sentit une douleur sourde au niveau de sa blessure. S’éloigna au plus vite du monstre. Lui jeta néanmoins un coup d’œil quand il eut pris ses distances.
L’araignée buvait son sang.
Incrédule, Henry s’approcha un peu et vit que sa blessure avait laissé une petite flaque de sang sur la surface. L’instant d’après, il eut l’impression qu’on frappait à la porte de son esprit – ou plutôt qu’on grattait, comme un chien aurait gratté pour qu’on lui ouvrît. Le garçon voulut fuir, mais, malgré lui, il restait à voleter en cercles au-dessus de l’animal, à la manière d’une mouche blessée.
Dans sa tête, le grattement continuait.
Henry crut devenir fou. Il voulut hurler. Hurler. Et mourir. Quand, brusquement, l’araignée s’arrêta de gratter. Quelques dizaines de centimètres plus bas, elle le regardait avec ses énormes yeux noirs. Elle était à la fois là, sur la coiffeuse, et à l’intérieur du crâne du garçon. Deux araignées en une. Qui le fixaient toutes les deux.
C’est alors que le garçon eut une intuition stupide. Très stupide. Il pensa que l’animal voulait juste devenir son ami.
Quelle idée absurde ! Le monstre lui avait déchiré la joue. Il avait bu son sang. Il était à peu près aussi amical qu’une vipère.
Pourtant, le garçon tourna son esprit vers l’araignée avec précaution. « Ça y est, pensa-t-il, je suis fou. » Et s’il ne l’était pas ? Si l’araignée voulait vraiment devenir son amie ?
Il se posa sur la coiffeuse, immobile. L’animal l’observa… et ronronna de plaisir. Henry comprit qu’il pouvait la caresser comme un chaton. S’il le voulait, il pouvait s’approcher de l’araignée et la caresser, si dingue que cela parût. L’araignée qui lui faisait face était repoussante ; mais l’araignée dans sa tête était différente.
Elle s’enfonça plus avant à l’intérieur de l’esprit de Henry, qui pensa à un chiot se roulant par terre en attendant qu’on lui caressât l’estomac. Le garçon se doutait que l’araignée n’était pas un chiot inoffensif. C’était un monstre puissant et dangereux. Il se concentra néanmoins et, dans son esprit, flatta doucement le flanc énorme de la bête.