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Pyrgus se frottait les yeux. Le spectacle était incroyable.
Près d’un millier de fées étaient arrivées dans la clairière de la forêt ; et il en arrivait autant à chaque minute qui passait. Elles apparaissaient de chaque arbre comme, plus tôt, le Prince et ses compagnons de voyage. Le sortilège qui permettait une telle performance était sans doute lié à la technologie de translation qu’utilisaient les portails. Sauf que ce type de portail ne faisait pas passer dans une autre dimension. Juste à travers un arbre.
Impressionnant. À sa connaissance, le meilleur sorcier halek* en aurait été incapable. Il se demanda comment les Fées de la Forêt y parvenaient, elles.
Une nouvelle idée brouilla la précédente : il se dit que, avec un sortilège aussi puissant, aucun palais n’était à l’abri. Avec de tels portails, on pouvait passer à travers n’importe quelle muraille, si haute et si épaisse fût-elle.
Les fées s’organisaient en rangs d’oignons, bien que certaines ne fussent pas en uniforme vert treillis. Peut-être étaient-ce des soldats en permission ce jour-là. Ou alors ces fées avaient une aptitude naturelle à la discipline et à l’organisation, soldats de métier ou non.
Pyrgus se retourna pour poser la question à Nymphe. Elle avait disparu. Mme Cardui aussi.
— Vous avez deviné leur secret ? chuchota-t-il à l’oreille de M. Fogarty.
— Non. Mais je donnerais cher pour le connaître.
À son tour, Holly Bleu prit la parole :
— Pyrgus, qu’est-ce qui est arrivé à…
Elle s’interrompit. Car, dans la clairière, le silence était soudain retombé. Les têtes s’étaient tournées vers l’un des sentiers forestiers. Dans le lointain, des cloches sonnaient.
Deux hommes à cheval fendirent les flots de la foule, qui reflua de chaque côté du sentier. Pyrgus, Bleu et M. Fogarty se retrouvèrent au premier rang. Ils se regardèrent, mais décidèrent de ne pas bouger. Au moins, ils seraient plus près du spectacle. Et, s’ils gênaient, on ne se gênerait pas pour les en informer.
Un détachement des archers à cheval s’approcha du sentier. Leur armement paraissait basique. Toutefois, Pyrgus avait appris à se méfier des apparences. Pas impossible que les flèches de ces soldats fussent ensorcelées. Comme l’éclair elfique qui avait tué le chauffeur : il avait probablement bénéficié du sortilège qui leur avait permis de passer à travers l’arbre. Voilà pourquoi il avait franchi la barrière de l’argent adamantin ! Ces archers étaient capables de tirer à travers les armures les plus solides. Hallucinant…
Le bruit des cloches était plus proche, à présent. Des cavaliers en masse, la mine grave, le port solennel, suivaient les archers.
— Ils se servent de chevaux ! murmura Pyrgus, étonné. Ils ont des disques volants et des sortilèges de lévitation, et ils montent quand même à cheval !
— C’est plus pratique dans la forêt, expliqua M. Fogarty à voix basse. Un cheval évite spontanément les obstacles. Dans les fourrés, il doit être plus rapide qu’un disque volant.
Les archers entrèrent dans la clairière et s’écartèrent pour former un cercle… autour des trois nouveaux venus. Sans être vraiment inquiet, Pyrgus n’était pas très rassuré non plus.
L’étrange procession continua. Des cavaliers arrivaient en nombre, entourés de fantassins qui levaient les bras au ciel et les agitaient sans effrayer le moins du monde les chevaux. Tous étaient costumés. Ils portaient un curieux assortiment de vêtements qui avaient dû être à la mode cinq siècles plus tôt. Prédominaient les chapeaux pointus et les chaussures effilées.
— Oooh ! lâcha M. Fogarty. C’est la Chasse sauvage !
— La quoi ? demanda Pyrgus dans un souffle.
— La Chasse sauvage. Une vieille superstition du Monde analogue. Enfin, je croyais qu’il s’agissait d’une superstition. Au Moyen Âge, on racontait que, certaines nuits, des sorcières et des êtres surnaturels erraient dans la forêt pour traquer des… des âmes, j’imagine. On appelait ça la Chasse sauvage, ou la Chasse Féerique. La légende existe aussi chez vous, apparemment : je reconnais les costumes – les chapeaux pointus – et les acteurs – les archers, les cavaliers et, devant, les femmes.
Pyrgus s’aperçut que, en effet, c’était une femme qui menait le bal. Comment avait-il pu ne pas la remarquer jusqu’alors ? C’était la créature la plus étrange qui fût. Elle était vêtue en grande partie de vert (elle portait un manteau en fourrure sur une tunique lâche et des hauts-de-chausse serrés) ; dans ses cheveux verts courait une guirlande de petites fleurs sauvages ; même sa peau était maquillée de vert, ce qui sertissait à merveille ses yeux dorés. Derrière elle, chevauchait un homme vert, muni d’un arc impressionnant qu’il portait sur son dos. L’archer était torse nu sous son manteau entrebâillé, qui dévoilait un poitrail puissamment musclé. Ses yeux étaient presque noirs et sa chevelure d’un blond doré.
La femme chevaucha droit vers Pyrgus, s’arrêta quelques foulées plus loin, sauta à terre d’un bond gracieux et revint vers le jeune homme.
— Prince Pyrgus Malvae, je me présente : je suis la reine Cléopâtre, déclara-t-elle, les yeux rivés sur le jeune homme. Et voici mon époux, Gonepterix.
L’archer qui la suivait hocha la tête, le visage attentif mais ferme.
— Vous êtes la reine… Cléopâtre ? répéta M. Fogarty, incrédule.
— Oui, répondit la femme avec un sourire. Aussi vrai que vous êtes Alan Fogarty, le Gardien du Monde analogue dont m’a parlé la Femme peinte.
« La reine Cléopâtre ? » Pyrgus n’en revenait pas. « Mais reine de quoi ? et d’où ? » Il ne connaissait donc rien aux Fées de la Forêt ! Il ne savait pas qu’elles avaient une reine, ni qu’elles avaient construit un réseau de routes au-dessus des arbres, ni qu’elles pouvaient franchir les parois les plus solides, ni qu’elles vivaient à l’intérieur des arbres, ni qu’elles étaient aussi nombreuses et aussi civilisées. Ces gens habitaient le Royaume des Fées ; et cependant, c’est comme s’ils avaient habité une autre planète.
— Je suis venue vous souhaiter la bienvenue, Prince, annonça Cléopâtre, ainsi qu’à votre sœur…
— Je suis la Princesse Holly Bleu, annonça la jeune fille en s’avançant.
Jusque-là, M. Fogarty l’avait dissimulée à la vue de la Reine.
— La Femme peinte m’a beaucoup parlé de toi, dit Cléopâtre d’une voix chaleureuse. Encore plus que du Gardien, ce qui n’est pas peu dire !
— Et où est-elle passée ?
— Elle nous a devancés. Elle nous attend dans la Grande Salle. Allons donc la rejoindre, voulez-vous ?
— Je monte pas à cheval, prévint M. Fogarty en observant avec méfiance la monture de la Reine.
La Reine parut surprise. Puis elle se remit à sourire :
— Pour vous rendre à la Grande Salle ? Oh, ce n’est pas la peine, Gardien. Elle est beaucoup plus proche que vous ne le pensez…