168
— Doux Jésus ! s’exclama M. Fogarty.
Mme Cardui, d’ordinaire flegmatique, lança un ordre sec à ses porteurs, qui s’arrêtèrent. Elle se pencha en avant et souffla :
— Mon cheeer, nous assistons à une scène ex-tra-or-di-naire…
Un énorme portail venait de s’ouvrir devant le nouveau manoir de Lord Black Noctifer. Une armée de démons en émergeait. Ce n’étaient pas des hordes désordonnées, mais un ensemble cohérent de régiments en ordre de marche. Une bataille rangée s’annonçait entre les forces qui émergeaient du portail et celles qui sortaient du manoir.
— Incroyable ! souffla l’ex-Gardien. Les soldats de Noctifer vont se battre contre les démons ! Je croyais qu’ils étaient alliés !
Il se laissa glisser à terre. Ce qu’il voyait l’intriguait. Les soldats de son pire ennemi, mais aussi l’ensemble du personnel du manoir étaient sortis pour affronter les monstres.
— Où vas-tu, Alan ? s’inquiéta Mme Cardui.
— Jeter un œil de plus près.
— Promets-moi que tu seras prudent !
M. Fogarty ne lui répondit pas. La prudence était le cadet de ses soucis. La preuve : il s’était déjà glissé entre les rangs immobiles des Fées de la Forêt pour observer cette scène qui n’avait aucun sens pour au moins trois raisons.
D’abord parce que les portails de Hael étaient fermés. Aucun démon n’était donc en mesure d’envahir le Royaume féerique.
Ensuite, parce que ce portail-ci n’existait pas. Ou, du moins, il ne ressemblait à rien de connu. Il n’était pas de la bonne couleur. Il n’y brûlait pas de « flammes froides » (ce feu bleu qui signalait qu’une translation était possible). Et il était hors norme.
Enfin, parce que les Fées de la Nuit étaient des alliées historiques des démons. Des rumeurs concordantes affirmaient que Noctifer avait passé un accord avec le Roi de ces créatures – bon, « roi » n’était peut-être pas le terme technique, mettons, leur chef.
Et pourtant, des démons qui ne pouvaient être là attaquaient par un moyen inconnu la maison de leur ami… C’était à n’y rien comprendre.
M. Fogarty avisa la reine Cléopâtre à la tête de ses troupes. Il s’avança vers elle sans rencontrer de résistance.
— Vous avez une idée de ce qui est en train de se passer ? demanda-t-il.
— Aucune. Mais ces démons sont dans ma Forêt. Et c’est exactement ce que je craignais.
— Ils attaquent les hommes de Lord Noctifer, remarqua M. Fogarty. Nous devrions les laisser se débrouiller entre eux avant d’intervenir.
Cléo observa ses troupes. Dissimulées par les arbres, elles étaient invisibles. Et parfaitement disciplinées : pas un bruit, pas un geste susceptible de révéler leur présence.
Leur chef devina ce que M. Fogarty avait derrière la tête :
— Vous croyez qu’ils vont faire le travail à notre place ?
— Pas impossible.
Les partisans de Noctifer étaient en train de perdre la partie. Leurs cadavres jonchaient les parterres. L’ex-Gardien ignorait toujours les tenants et les aboutissants de cette attaque. Cependant, il se doutait que l’affaire serait entendue en une demi-heure. Une fois Noctifer vaincu, les Fées de la Forêt n’auraient plus qu’à démolir la maison.
— Et pour les démons, Gardien ? reprit Cléopâtre. Que suggérez-vous ?
— Je… je ne suggère rien.
— Je n’aime pas ce portail, poursuivit la Reine. Voir ces démons qui en sortent par rangs entiers… C’est notre pire cauchemar. Et cependant, vous avez raison. A priori, nous avons intérêt à leur laisser la chance de régler son compte à Noctifer.
— Mais…
— Mais je ne veux pas les laisser en liberté dans la Forêt. En aucun cas. À aucun prix. En fait, tout est une question de timing. Si les démons anéantissent les forces de la Nuit, puis détruisent cette demeure, puis rentrent dans leur royaume et y restent à jamais, je serai ravie. L’existence des Fées de la Forêt a plus de chances de rester inconnue…
— Ce serait idéal.
— Trop idéal, Gardien. Trop idéal.
— Donc vous n’y croyez pas, Cléo…
— Je crois qu’un tel dénouement est très improbable.
— Vous allez passer à l’attaque ?
— Oui.
— Quand ?
— Maintenant. Tant qu’ils ne sont pas trop nombreux ; tant que nous pouvons contenir la situation…
M. Fogarty comprenait sa décision. Mais il craignait aussi pour Bleu et Pyrgus. Il espérait qu’ils auraient le bon sens de se cacher et de laisser passer l’orage… si, comme il l’avait supposé, ils étaient dans les environs. Une grosse bataille se préparait. Il ne serait pas difficile de s’y faire tuer. Même par erreur.