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Lord Noctifer avait deux résidences principales dans le Royaume. La première était située à la lisière de la capitale – c’est là qu’il avait gardé son cher phénix doré avant que Pyrgus Malvae ne le lui dérobe. L’autre, plus récente et plus imposante, était entourée par une forêt de trois mille acres au cœur de Yammet Cretch*. Les bois étaient truffés d’espèces tueuses – principalement des haniels* et des sliths*. Ainsi, les visiteurs indésirables ne pouvaient parcourir un demi-mile sans être dévorés ou empoisonnés.
Accroupi sur une branche, un haniel au bec crochu et aux serres d’acier surveillait la pelouse impeccable. Ses ailes étaient soulevées, comme s’il s’était apprêté à décoller pour fondre sur les arrivants. Blafardos coula un regard craintif dans sa direction.
— T’inquiète, grogna Harold Dingy. Ils s’approchent pas de la maison.
Les deux hommes attendirent au bas d’un large escalier de pierre qu’un homme en gants blancs, perruque et bottes à talonnettes vînt les chercher.
— Sa Seigneurie sera heureuse de vous recevoir immédiatement, annonça-t-il en regardant juste au-dessus de leurs têtes.
Il tendit à Dingy une carte du labyrinthe, qui ressemblait à une pièce verte et lumineuse ; puis il s’écarta.
— Allez, allez ! dit-il d’une voix impatiente. Vous savez que Sa Seigneurie déteste qu’on la fasse attendre !
Il observa Blafardos de côté et sourit.
Dingy lui décocha un regard agacé. Ensuite, il jeta la pièce-labyrinthe, qui resta un moment suspendue dans les airs avant de voleter plus loin. Les visiteurs se dépêchèrent de la suivre.
Les lourdes portes de chêne s’ouvrirent devant eux. Ils venaient de pénétrer dans le hall quand ils entendirent un cri de surprise. Ils se retournèrent. Les portes s’étaient presque refermées ; mais ils eurent le temps d’apercevoir le haniel emporter le laquais dans ses serres.
Blafardos jeta un coup d’œil à Dingy, qui fronça les sourcils.
— Jamais vu ça, marmonna l’homme de main.
Ils pressèrent le pas. La pièce-labyrinthe poursuivait son voyage. Elle les entraîna dans un dédale étourdissant de couloirs jusqu’à une antichambre couverte de tentures de soie. Là, elle tomba par terre avec un bruit étouffé.
Blafardos jugea l’endroit vulgaire. Les draperies indigo étaient ornées de motifs écarlates. Un sort d’illusion les animait, laissant imaginer une danse de démons. Incroyable que des gens se servent des démons pour faire de l’art ! Des créatures aussi laides et effrayantes… Lui, si on lui avait donné cette salle à redécorer, il l’aurait semée de chérubins – oui ! de jolis petits anges tout nus, tout roses et tout potelés !
— Voilà un moment que je n’ai pas vu Sa Seigneurie, lança Blafardos pour rompre le silence.
— Il a pas changé des masses, grommela Dingy.
« Cossus Cossus non plus », pensa Blafardos en voyant arriver le Gardien de Noctifer. L’homme était affublé d’une tête trop petite par rapport à son corps et d’une démarche guindée (on aurait dit qu’il avait un piquet dans le dos).
— Bonjour, Jasper, lâcha l’homme avant de s’incliner légèrement devant Blafardos.
— Bonjour, Cossus, répondit celui-ci.
À son tour, il opina en guise de salut.
— J’espère que tu vas bien, reprit le Gardien.
— Je ne peux pas me plaindre…, affirma Blafardos.
Il renifla un coup et ajouta :
— … malgré la nourriture de la prison.
— Le changement a dû être rude, reconnut Cossus avec un semblant de sympathie.
Il fit un geste vers Dingy :
— Tu peux disposer, Harold, à présent. Ton petit rôle est terminé.
L’homme de main de Noctifer darda sur lui des yeux qui auraient fait flétrir une pelouse. Ce qui ne l’empêcha pas de s’éloigner en marmonnant, vaincu.
Cossus prit le bras de Blafardos d’un geste amical inhabituel chez lui.
— Suis-moi, Jasper. Sa Seigneurie veut te voir en privé dans sa salle de conférences.