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Mais Mulroney et le Canada n’obtiennent pas ce qu’ils désirent.
Mulroney mise une bonne partie de son avenir politique sur la signature de l’accord de libre-échange. À la tête de l’équipe canadienne, il nomme le négociateur commercial canadien le plus expérimenté et jouissant de la plus grande renommée, simon reisman. Ce dernier souhaite vivement obtenir un accord global. il semble que ce ne soit pas le cas dans le camp américain.
Les américains attendent peut-être que le Canada fasse des concessions, qui ne viennent pas. Les négociations traînent en longueur, au point où, en septembre 1987, les négociateurs canadiens y renoncent et reprennent l’avion à Washington pour rentrer au pays. La balle est donc revenue dans le camp des politiciens des deux pays, qui doivent décider s’il est possible de sauver les meubles. et le temps presse. il ne fait presque aucun doute que reagan et son secrétaire du trésor, James Baker, souhaitent obtenir des résultats positifs, ce qu’ils finissent par faire.
L’accord de libre-échange (aLe) de 1987 prévoit l’abolition progressive de toutes les barrières tarifaires restantes entre les deux pays sur toutes les marchandises produites au Canada ou aux états-Unis. il prévoit aussi un mécanisme de règlement des différends mais avec un mandat restreint, visant à déterminer si chacun des partenaires applique ses lois régissant les échanges commerciaux. Les états-Unis sont libres de modifier leurs lois concernant les droits compensatoires selon leur bon vouloir et tout indique que le Congrès ne se contentera de rien de moins. Mulroney et ses conseillers considèrent cette entente comme un triomphe et le gouvernement s’efforce de la faire adopter sur le champ par le Parlement.
Ce qui constitue une occasion, voire le salut, pour le gouvernement constitue aussi une occasion pour l’opposition libérale dirigée par son chef, l’ancien premier ministre John turner. Ce dernier n’aime pas cet accord et sait très bien qu’il ne protégera pas le Canada ni les intérêts canadiens contre de futures modifications aux lois américaines. sur le plan politique, turner présente des faiblesses : son parti et divisé et son leadership remis en cause. il bénéficie cependant d’un avantage. en effet, les libéraux ont la majorité dans un sénat pourvu par nomination et ils s’en servent pour empêcher l’adoption de l’aLe. Mulroney est alors obligé de déclencher des élections, dont le libre-échange constituera le thème principal.
Ces élections auront lieu le 21 novembre 1988. de prime abord, il semble que les libéraux font tout ce qu’ils peuvent pour s’infliger la défaite à eux-mêmes. Certains libéraux de tout premier plan laissent même entendre que turner devrait démissionner comme chef en pleine campagne électorale pour stimuler la confiance au sein du parti. il s’agit certes là de la suggestion la plus saugrenue jamais faite par des gens sérieux en apparence dans toute l’histoire politique du Canada. Le gouvernement libéral en place à Québec est favorable au libre-échange, tout comme les séparatistes du Québec, car 440
UnE HIsTOIRE dU Canada
il diminue le pouvoir exercé par Ottawa sur le commerce et offre un marché autonome pour les exportations québécoises. Par conséquent, le soutien des libéraux fédéraux envers Québec ne peut que diminuer8. Le chef du nPd proclame que l’heure des libéraux a sonné, que son parti formera l’opposition et, étant donné le régime d’alternance des partis politiques au Canada, finira par s’emparer du pouvoir. La suite des choses dépend en grande partie de la performance de turner pendant la campagne, surtout pendant le débat télévisé des chefs.
au terme d’un spectaculaire revirement de situation, turner écrase Mulroney pendant le débat. Le Canada, affirme-t-il, représente le triomphe de la politique sur la géographie, l’imposition consciente d’un axe est-ouest sur toute la largeur du continent pour compenser les attraits naturels d’échanges commerciaux nord-sud. Mulroney propose d’y mettre un terme et de le remplacer par un régime de dépendance politique et économique à l’égard des états-Unis. Les bredouillements de protestation du premier ministre ne tiennent pas devant la force rhétorique de l’argumentation de turner.
Les libéraux complètent leur victoire au débat par de la publicité intelligente à la télévision. L’annonce commerciale la plus efficace illustre la négociation de l’accord de libre-échange par une conversation entre deux négociateurs. il suffit de changer une ligne, fait remarquer le négociateur
« américain ». Laquelle, demande le négociateur « canadien » pris par surprise.
Celle-ci, réplique l’américain, que l’on voit en train d’effacer la frontière.
Les sondeurs notent un revirement immédiat dans l’opinion publique. La vague libérale déferle tandis que les conservateurs de Mulroney perdent pied. « Les allégations et les craintes disséminées à propos du libre-échange ne prennent pas une heure à devenir plus outrageantes », écrira plus tard un des partisans de Mulroney9. Cela suscite manifestement les craintes des Canadiens. Le libre-échange risque désormais le rejet.
La riposte des conservateurs témoigne de la puissance d’une politique efficace. Mulroney remplit les coffres du parti avec l’aide d’une communauté d’affaires inquiète, dont la plupart des membres soutient aveuglément le libre-échange. Les nouvelles annonces des conservateurs représentent des « Canadiens typiques » (des travailleurs du parti, en réalité) dénonçant les mensonges de turner. d’une centaine de manières subtiles (et moins subtiles), on informe les Canadiens que leur prospérité et même leurs emplois sont dans la balance : pas de libre-échange, pas d’emplois, parce que l’entreprise X ou l’usine Y ne pourra se permettre de demeurer au Canada. Même si certains secteurs industriels ou certaines régions subissent les conséquences néfastes du libre-échange, les conservateurs promettent de cerner le problème et de s’en occuper, après les élections, 16 • marasme eT explosion dans les années 1980