Briser le moule
1914-1930
L’art et le patriotisme : Miss Canada encourage un agriculteur à contribuer sur cette affiche du Fonds patriotique canadien, 1919
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En 1914 eT de nouveau en 1939, le Canada part en guerre parce que la Grande-Bretagne part en guerre. tout comme la guerre de 1812, qui est, sur bien des plans, la suite et la résolution de la révolution américaine de 1776, la deuxième Guerre mondiale de 1939–1945 est un prolongement de la Grande Guerre de 1914–1918.
au premier abord, le Canada de 1939 est très différent du Canada de 1914. Les jupes plus courtes, les vêtements plus légers et le rythme de vie plus rapide sont les signes les plus évidents du changement. Pourtant, autour des foules, le panorama n’a pratiquement pas changé. Les victoriens ont bâti pour des siècles et leurs monuments bordent les rues canadiennes.
Les édifices publics les plus répandus et certainement les plus frappants sont encore les églises. Qu’ils soient de style gothique, victorien ou néoclassique, les édifices gouvernementaux en mettent plein la vue, tout comme les temples des affaires, comme les banques et les compagnies d’assurance. Le grand édifice sun Life au carré dominion à Montréal en constitue l’exemple par excellence, solide mais haut, « rappelant la rome impériale », selon un critique1. Leurs monuments peuvent être d’autant plus impressionnants et plus hauts que, derrière les piliers, la pierre et le béton, ils sont supportés par des poutres d’acier et qu’on y accède au moyen d’ascenseurs électriques.
en conséquence, les centres des villes canadiennes sont tout en hauteur et, dans les années 1910 et 1920, des secteurs urbains aussi petits que régina bâtissent leurs « gratte-ciel » de dix étages.
Le centre-ville est toujours le centre-ville, carrefour des affaires, du magasinage et de la finance. d’est en ouest, les centres-villes canadiens sont curieusement familiers, par les styles des édifices ou des paysages de rues mais également par les noms des édifices. Le Canada devient un pays de grandes entreprises. son système bancaire est regroupé en quelques banques, dont les sièges se trouvent, dans les années 1920, à Montréal et toronto, chacun doté de nombreuses succursales (au Québec, un mouvement coopératif, les caisses populaires, varie la formule, mais les banques canadiennes nationales y prédominent tout de même dans les villes). Les grands magasins sont aussi familiers, les plus importants étant eaton’s et simpson’s, dont les sièges sont à toronto. Grâce à des points de vente par catalogue qu’on trouve dans des agglomérations de toutes tailles, leur portée s’étend au-delà des villes. La plus vieille entreprise canadienne, la Compagnie de la Baie d’Hudson, est florissante. elle possède un réseau de postes de traite dans le nord et ouvre aussi de grands magasins dans l’Ouest.
Le rythme de vie ne diffère pas beaucoup d’avant la Grande Guerre. Le dimanche est consacré à la religion et, presque partout au pays, 263
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le dimanche, il est impossible de recevoir des services de quelque sorte que ce soit autres que religieux. On mange rarement à l’extérieur, on boit peu, sauf au Québec, et les divertissements profanes, des livres aux films, sont bannis. rien de tout cela ne semblerait étrange à un visiteur de 1900, quoique la guerre ait ajouté d’autres restrictions sous l’apparence d’une réforme.
Les technologies qui servent et définissent la vie de tous les jours sont une évolution des technologies qui existaient vingt-cinq ans auparavant.
Les cinémas sont plus grands et plus universels : toute ville, quelle que soit sa taille, en possède au moins un. À partir de 1927 le cinéma devient parlant, les téléphones sont plus répandus et on voit plus d’avions dans le ciel. il y a également la radio qui, dans les années 1920, est du ressort de l’entreprise privée. Pour s’informer, les gens dépendent encore des journaux ; cependant, la plupart des personnes voyagent toujours dans des versions simplifiées des locomotives à charbon qui transportaient les voyageurs en 1914, et les avions de passagers demeurent l’exception. il est vrai qu’on trouve plus de routes pavées et d’autos qu’en 1914 mais la circulation se fait en grande partie par chemin de fer, comme en 1880. Les chemins de fer ont des noms et des appartenances différents : le gouvernement Borden, qui est contraint de nationaliser le Canadian northern et le Grand tronc, les regroupe en une seule compagnie, les Chemins de fer nationaux du Canada, qui fait concurrence au Canadien Pacifique, une compagnie strictement privée. Le télégraphe et la poste sont encore les moyens de communication habituels entre les villes. en 1914 et tout au long des années 1920, le ministère des Postes est le ministère fédéral qui compte le plus grand nombre d’employés2.
Le progrès et la réforme ne portent pas uniquement sur la technologie et ses usages. Pendant un demi-siècle, les artisans de la réforme ont exercé une forte pression en vue de limiter les abus de la société, notamment en ce qui a trait à l’alcool et, grâce à la génération de 1914, ils y parviennent en grande partie. La guerre en donne l’occasion, nul sacrifice n’étant trop grand dans le contexte de l’héroïsme. L’efficience et la moralité concourent à faire voter une loi pour la prohibition, signifiant la fin de la vente d’alcool.
de ce fait, il est plus difficile de se procurer de la boisson alcoolisée en 1939 qu’en 1914. La différence, en 1939, réside dans le fait qu’on craint que les lois qui interdisent ou limitent la consommation d’alcool dépassent les bornes – quoique pour certains, pas assez.
Les différents gouvernements font ce qu’ils peuvent. À l’extérieur des clubs privés, qui prospèrent durant cette période, on rend la consommation d’alcool aussi inconfortable que possible – reléguée en grande partie aux
« tavernes », où l’on peut ingurgiter de la bière à faible teneur en alcool.
Comme toujours, le Québec fait exception. en effet, sous l’œil d’un corps 11 • Briser le moule, 1914–1930
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de police indulgent et corruptible, cette province impose peu de limites, comme l’apprendront des générations d’Ontariens assoiffés. naturellement, les prohibitionnistes des autres provinces citent le Québec comme mauvais exemple.
La prohibition et la lutte contre la consommation d’alcool ne représentent qu’une des tendances observées en 1914, qui se maintiennent jusque dans les années 1930. L’urbanisme en est une autre. Un plus grand nombre de Canadiens vivent dans les villes et dans les années 1920, les Canadiens urbains constituent nettement la majorité de la population, ce qui est déjà prévisible en 1914. La vie urbaine crée de nouveaux besoins compte tenu du fait que la population quitte ses anciens voisinages et ses liens ruraux. Les services sociaux et éducatifs sont élargis afin de répondre à la demande.
Le professionnalisme – impersonnel, juste et expert – qui est une des caractéristiques de l’époque de progrès d’avant 1914, est encore plus apparent en 1939. Les spécialistes, des ingénieurs aux médecins, sont plus diversifiés qu’en 1914 et ils reçoivent probablement une meilleure formation dans les universités canadiennes et étrangères ; ils sont de plus en plus présents au sein du gouvernement et des grandes entreprises. On trouve par-dessus tout plus de gestionnaires.
Le premier ministre en 1914, l’avocat sir robert Borden, n’a pas fait d’études universitaires mais, par contre, il a enseigné à l’Université dalhousie, à Halifax, en tant que sommité. Borden suit de treize ans son prédécesseur, sir Wilfrid Laurier, né en 1841, et plus que Laurier, il embrasse la notion selon laquelle les fruits du progrès – notamment en technologie
– abondent au Canada et ne nécessitent qu’une bonne direction, qui sera offerte par l’état, s’il y a lieu. Borden vante les louanges d’une bonne organisation, représentative des progressistes.
Le premier ministre en 1939, William Lyon Mackenzie King, est né en 1874, une génération après Borden, qui est né en 1854. il a un diplôme universitaire, comme Laurier, et est avocat, comme Borden et Laurier ainsi que la majorité des autres premiers ministres canadiens de l’histoire.
il est également un économiste expérimenté et un négociateur syndical de profession. d’ailleurs, c’est en tant que spécialiste que le gouvernement Laurier le nomme sous-ministre du travail, le premier de l’histoire du Canada. ses compétences lui serviront en politique en tant que membre du cabinet de Laurier et, après le décès de ce dernier en 1919, comme chef du Parti libéral.
aucun premier ministre canadien n’est entièrement teetotaliste, que ce soit à l’égard de son comportement personnel ou de la politique publique3.
La prohibition est promulguée sous Borden mais alors qu’on prépare sa 266
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mise en œuvre, le premier ministre s’empresse de commander des caisses de scotch. Mackenzie King, apparemment moralisateur, ne refuse ni un sherry ni un martini. Lors de réceptions officielles, il se rappelle qu’il boit en fait pour deux, lui-même et son pays. On peut l’entendre murmurer : Pense au Canada. si un banquet suit une réception officielle, il est probable qu’il aura lieu de l’autre côté de la rivière des Outaouais et de l’Ontario puritaine et protestante, au Québec qui est catholique et plus libéral sur le plan de la religion, du moins en ce qui concerne l’alcool.
ni Borden ni King n’iront bien loin dans leur désobéissance des conventions sociétales. en effet, leurs carrières reposent sur le respect de ces conventions, davantage pour King le libéral que pour le Borden le conservateur. en conséquence, pour une génération qui a eu plus que sa part de guerre et de perturbation, King semble un choix encore plus sûr que Borden.