LES cOnDiTiOnS cOmmERciALES

tout en redéfinissant la société canadienne, le gouvernement Pearson modifie aussi l’économie géographique du Canada en repensant la politique commerciale du pays. Pearson et son gouvernement paraissent peut-être manquer de l’expérience et de l’idéologie nécessaires pour vraiment s’occuper d’affaires commerciales. Pearson est d’abord et avant tout un diplomate politique, plus à l’aise dans les négociations d’alliances ou les débats aux nations-Unies. sur le plan idéologique, le ministre des Finances, Walter Gordon, est un fervent nationaliste canadien désireux de renforcer le contrôle local sur l’économie, principe qui semble inconciliable avec une politique commerciale fondée sur la collaboration.

Les principes n’ont pas grand-chose à voir avec les circonstances.

Le contexte politique des relations commerciales canadiennes a grandement évolué. alors qu’avant 1939, les relations commerciales du Canada se répartissaient entre la Grande-Bretagne et les états-Unis, après 1945, elles présentent une tendance marquée vers le sud. en vertu de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt), le Canada prend part à des exercices périodiques de réduction des tarifs, mais ces « rondes »

du Gatt n’ont guère d’incidence sur le tarif élevé qui protège l’industrie canadienne de ses concurrents. Par contre, le Gatt restreint bel et bien la capacité des nations du Commonwealth britannique à créer leur propre zone économique ou commerciale. toutes les nations membres du Gatt doivent avoir les mêmes règles et offrir les mêmes niveaux de barrières commerciales, bien que les accords en place, comme les tarifs préférentiels britanniques, jouissent d’une clause de maintien des droits acquis. La seule exception vise à permettre aux pays ou regroupements de pays de former des zones de libre-échange.

en 1957, six nations de l’europe continentale, le France, l’allemagne de l’Ouest, les trois pays du Benelux et l’italie, ont formé le Marché commun. La Grande-Bretagne a préféré ne pas y adhérer et en a par la suite été exclue par la France. sous l’impulsion de la France, le Marché commun se révèle fortement protectionniste, surtout dans l’utilisation de 14 • l’affluence eT ses malaises, 1960–1980

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subventions destinées à encourager l’agriculture européenne. Cela peut donner de curieux résultats : on peut, à l’aide de produits agricoles européens subventionnés, accumuler une montagne de beurre ou créer un lac de vin.

de surcroît, bien entendu, l’europe, qui est un continent au climat tempéré, produit de nombreuses denrées agricoles semblables à celles du Canada.

Petit à petit, les exportations de produits agricoles canadiens, le blé, les pommes et le fromage, sont étouffées. Bien qu’ils aient toujours accès au traditionnel marché britannique, pendant les années 1960, il devient évident que l’accession de la Grande-Bretagne au Marché commun n’est qu’une question de temps. en matière de commerce et d’économie en général, le Canada a de moins en moins le choix : la seule issue réside aux états-Unis.

Le gouvernement canadien éprouve des réticences à abaisser ses barrières tarifaires à l’endroit de l’économie américaine, plus vaste et plus productive. Par contre, un constat s’impose à son grand regret : l’économie canadienne, avec son marché national restreint, est insuffisante. Les Canadiens paient des prix plus élevés et ont des choix plus restreints que les américains. C’est surtout le cas dans le domaine de l’automobile, où le manque d’efficacité de l’industrie canadienne, propriété des américains, est notoire. Le Canada souffre d’un important déficit dans ses échanges commerciaux avec les états-Unis dans ce secteur, qui a, tous les ans, des effets déprimants pour sa balance des paiements.

il arrive de temps à autre au gouvernement canadien de jongler avec l’idée d’apporter des ajustements au secteur de l’automobile. Walter Gordon prend le taureau par les cornes : il cherche à augmenter la production et les investissements au Canada tout en offrant des mesures incitatives en échange. si ses premières tentatives se heurtent à l’opposition américaine, elles ne sont néanmoins pas totalement infructueuses. L’idée d’apporter au secteur de l’automobile des ajustements qui feraient le bonheur des Canadiens stimule la réflexion au sein du gouvernement américain ainsi que chez les trois grands fabricants d’automobiles20.

La solution réside dans un accord canado-américain (le Pacte de l’automobile de 1965) qui crée un système de gestion des échanges dans ce secteur. Les fabricants d’automobiles bénéficient du libre-échange pour les pièces et les voitures en échange de niveaux garantis de production et d’investissements au Canada. ils se servent de cette nouvelle liberté pour rationaliser le secteur de l’automobile. Plutôt que de dédoubler la production au Canada pour construire, en petites quantités, des véhicules au prix élevé destinés au marché canadien, ils peuvent desservir toute l’amérique du nord à partir d’une seule chaîne de montage. en 1964, sept pour cent de la production canadienne d’automobiles est exportée ; en 2002, ce chiffre sera passé à 60 pour cent. Par ailleurs, 40 pour cent des véhicules achetés au Canada sont de fabrication américaine, ce qui représente aussi une forte 382

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augmentation. au Canada, on assiste à une hausse des investissements et à une hausse du nombre d’emplois, de 75 000 au milieu des années 1960 à 491 000 en 2002 ; de plus, les prix baissent. La hausse de la production est telle qu’en 1970, pour la première fois, le Canada connaît un léger excédent de sa balance commerciale dans ce secteur. L’automobile passe au premier rang de la production manufacturière canadienne ; elle représentera 12 pour cent du PnB dans le secteur de la fabrication en 2002 et délogera les produits forestiers au premier rang des exportations.

Cela ne passe pas inaperçu auprès de certains américains. Le Pacte de l’automobile vient s’ajouter à la liste des griefs américains suscités par le déséquilibre croissant de la balance des paiements américaine et, pendant les années 1970, il passe plusieurs fois à un cheveu d’une résiliation unilatérale.

Mais cela ne se produit pas, de sorte que les échanges commerciaux canado-américains s’intensifient et que l’économie ontarienne, en particulier, se réoriente, du nord au sud, ainsi que d’est en ouest.

ironie du sort, le grand artisan du Pacte de l’automobile, Walter Gordon, souhaite reprendre l’économie canadienne en main. Mais il veut aussi voir le pays connaître la prospérité en multipliant, dans le cas qui nous occupe, les emplois en fabrication. sur ce plan, il réussit mais on ne peut en dire autant si l’on s’en tient strictement au nationalisme économique.

Jusqu’en 1965, les fabricants automobiles canadiens sont des filiales américaines mais, comme ils desservent un marché canadien distinct, leur autonomie est grande. Celle-ci devient superflue dans le cadre du Pacte de l’automobile, de sorte que les véritables décideurs, chargés en réalité de tout un éventail de fonctions de direction, déménagent dans les sièges sociaux aux états-Unis.

L’expérience du Pacte de l’automobile illustre comment fonctionne la loi sur les conséquences non intentionnelles. tout en rapprochant les états-Unis et le Canada, le Pacte modifie l’équilibre de l’économie. (Les négociations commerciales multilatérales dans le cadre du Gatt, le Kennedy Round de 1964-1967, accentuent cette tendance, abaissant ou abolissant les barrières commerciales sur des échanges canado-américains valant des milliards de dollars.) Pour la plupart, les Canadiens ne seront toutefois pas trop surpris de prendre connaissance de l’immense succès et de l’importance du Pacte de l’automobile pour leur pays et, pour ceux qui vivent en Ontario, pour leur existence quotidienne. aux yeux de la plus grande partie de la population canadienne, les relations avec les états-Unis connaissent un recul pendant les années 1960 et, en ce qui a trait aux relations politiques et culturelles, ils n’ont pas tort.

 

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L’OmBRE DU ViETnAm

étant voisin des états-Unis, le Canada a toujours été très bien placé pour absorber ce qui se passait de l’autre côté de la frontière, dans la cour d’à-côté, pour ainsi dire. Par leur exposition aux médias américains, en particulier à la télévision, les Canadiens en viennent à connaître les présidents américains et autres politiciens de premier plan également.

truman, eisenhower et John F. Kennedy ont été des figures populaires au Canada, le jeune Kennedy y jouissant même d’une immense popularité ; lors de son assassinat à dallas en novembre 1963, les Canadiens partagent la tristesse de leurs voisins.

ils ne sont pas sûr de ce qu’ils doivent penser de Lyndon Johnson, le vieux politicien texan qui succède à Kennedy. il n’est ni jeune ni photogénique mais habile en politique, suffisamment pour se jouer d’une opposition dispersée au Pacte de l’automobile signé avec le Canada en 1964-1965. Pour Johnson, c’est un triomphe mineur, qu’il célèbre en invitant Pearson et son ministre des affaires extérieures, Paul Martin, à son ranch pour la cérémonie de signature. C’est une cérémonie brouillonne et désordonnée que Pearson n’apprécie guère : son sens du caractère informel est plus proche d’un verre de whisky Canadian Club pris tranquillement devant un bon feu de bois.

La visite au ranch de Johnson comporte une folle escapade dans une voiture pilotée par Johnson lui-même ; uriner le long de la route sur l’insistance du président ; et des montagnes de nourriture indigeste. Le bruit et la confusion dans lesquels vit Johnson ne sont pas du goût de Pearson.

C’est pourtant la rencontre la plus agréable qu’il y aura entre les deux hommes. ils ne tarderont pas à se heurter et ce sera à propos d’affaires internationales ; dans un sens plus large, ce sera un différend quant à la position des états-Unis et du Canada dans le monde.

Une des différences entre Pearson et Johnson réside dans le sens des limites : le premier considère que le pouvoir américain et les ressources américaines, tant politiques qu’économiques, sont plus restreints et plus fragiles que ne le pense Johnson. Leurs divergences de vues éclatent à propos du sud vietnam, où une insurrection communiste et une invasion de son jumeau le nord vietnam menacent de renverser un gouvernement pro-américain au début des années 1960. aux yeux de Johnson et de ses partisans, le sud vietnam devient un symbole de la détermination américaine à résister à la subversion communiste. s’il fallait que le sud vietnam tombe aux mains des communistes, décide Johnson, la crédibilité américaine dans le monde entier s’en trouverait sapée. en 1965, il dépêche des troupes américaines pour sauver le sud vietnam ; en 1968, l’armée de 384

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Johnson dans le sud-est asiatique compte 500 000 soldats, pour la plupart des conscrits.

Pearson ne remet pas en question l’anti-communisme de l’administration mais bien le choix du moment et du lieu. selon lui, faire des guerres lointaines avec des armées constituées de conscrits n’est pas une formule établie de réussite, comme l’ont démontré la guerre de Corée et surtout l’expérience récente de la France en algérie. Par l’entremise de diplomates canadiens affectés à une commission futile de supervision de la trêve au vietnam, il comprend que les communistes ne feront pas de compromis et qu’ils sont prêts à consentir à presque n’importe quel sacrifice.

il en craint l’effet sur les états-Unis, où ses amis libéraux l’implorent de prononcer des mots qui amèneront Johnson à renoncer à la voie désastreuse qu’il a choisie.

Pearson essaie de le faire dans un discours qu’il prononce à Philadelphie en avril 1965. aujourd’hui, la lecture de ce discours laisse un goût bizarre. il s’étend en long et en large sur des éloges envers les états-Unis, leur motivation et leurs politiques. Mais il renferme aussi une proposition de pause dans l’offensive aérienne américaine au vietnam.

Comme cette apparence de dissension, le choix d’une autre option politique, fait le jeu de l’opposition de Johnson aux états-Unis, ce dernier considère qu’il s’agit d’un acte de trahison de la part de Pearson. il le soupçonne d’être de mèche avec ses opposants intérieurs et en est contrarié.

il sait qu’une pause ne suffira pas, à moins qu’elle ne soit suivie d’un retrait américain et de la reconnaissance qu’il faut laisser le sud vietnam vivre son avenir communiste. aux yeux de Johnson, ce serait un suicide politique, bien qu’il soupçonne que son action militaire pourrait se révéler une erreur coûteuse et fatale sur le plan politique. Une sulfureuse rencontre dans la retraite rurale présidentielle de Camp david s’ensuit. « vous avez pissé sur mon tapis », lance Johnson d’un ton hargneux en empoignant le premier ministre par le revers du veston. de retour à Ottawa, Pearson écrit une lettre servile à Johnson, ce qui n’aide en rien sa cause. Le président américain s’entête.

Les feux d’artifices de Johnson sont principalement verbaux.

il a assez de chats à fouetter au vietnam et laisse les européens, et les Canadiens, agir à leur guise. Les australiens prennent part à cette guerre et paient le prix d’une tempête politique chez eux, sans avoir la moindre possibilité d’influencer la stratégie politique ou militaire des américains.

Mais l’australie est un continent distant et isolé et ne pourrait compter sur l’appui des américains en cas d’attaque de ses voisins asiatiques. voisin immédiat des états-Unis, le Canada n’est pas confronté au même dilemme stratégique.

 

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La guerre du vietnam divise la société américaine. en général, les jeunes, qui doivent la faire, y sont opposés. Même les enfants de conservateurs, comme le futur président, George W. Bush, s’arrangent pour ne pas aller au vietnam. Les campus américains connaissent de nombreuses manifestations et émeutes. Les conscrits des forces américaines refusent leur incorporation et quelque cinquante mille insoumis et leurs partisans peut-être s’enfuient au Canada. assaillie de toutes parts, l’administration démocrate de Johnson s’effondre ; et aux élections présidentielles de 1968, les américains élisent le vétéran de la politique républicain richard nixon.

On ne peut pas dire de ce dernier qu’il soit nouveau mais il est différent. il va continuer de s’efforcer de gagner au vietnam mais, étant un politicien plus impitoyable que Johnson, il est disposé à faire la paix s’il n’y parvient pas.

tout ce qu’il attend du Canada, c’est qu’il ne lui cause pas de problèmes.

DES TEmpS Où TOUT VA DE TRAVERS

en 1968, c’est un Lester Pearson déçu et lassé de ses années comme premier ministre qui annonce sa démission. Pour le remplacer, les libéraux font un choix inhabituel mais attendu : Pierre elliott trudeau, le ministre de la Justice. Celui-ci ne tarde pas à convoquer des élections en juin et les libéraux s’engagent sur les chemins de la campagne sous la direction d’un chef et d’un premier ministre non encore mis à l’épreuve, c’est le moins qu’on puisse dire.

en politique depuis trois ans seulement, trudeau est un personnage public dans sa province natale du Québec depuis beaucoup plus longtemps.

il a fait des études à l’Université de Montréal, à Harvard, à la London school of economics et à la sorbonne ; c’est aussi un globe-trotteur, un intellectuel public et, depuis plus récemment, un professeur de droit. Célibataire, très en forme, mystérieux (aux yeux de la plupart des Canadiens anglais) et en apparence romantique, il plaît aux jeunes, bien qu’il ait quarante-huit ans.

Celui que les Canadiens découvrent est un homme qui défie les conventions, portant des chandails à col roulé et des sandales, conduisant sa propre Mercedes décapotable et mettant une rose à sa boutonnière ou entre ses dents. « L’état n’a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation », raillet-il en effaçant les pratiques homosexuelles du Code criminel.

À la télévision, son média naturel, trudeau est tour à tour audacieux et provocant ou tout à fait charmant, avec l’ombre d’un sourire timide.

La place que trudeau occupe dans le spectre idéologique est tout aussi mystérieuse. il était libéral avant d’entrer au Parti libéral mais il est suffisamment réaliste pour accepter de faire les compromis qu’exige le 386

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poste de chef de parti. dans ses discours, trudeau parle de « société juste », des mots qui correspondent en gros au spectre du libéralisme de la fin des années soixante. Cela ne distingue pas vraiment trudeau et les libéraux du nPd ou des progressistes-conservateurs ; en réalité, les trois partis se font concurrence pour se montrer les plus bienveillants, les plus justes et les plus compétents pour cadrer avec « le moment libéral » de l’histoire canadienne.

il est un point sur lequel la position de trudeau est connue et parfaitement claire. il n’a que faire des nationalistes québécois et n’a aucune considération pour les séparatistes québécois. selon son point de vue, l’un débouche sur l’autre. il faut se méfier de tous les nationalismes. Peut-

être met-il à profit sa propre expérience car, dans sa jeunesse, trudeau a flirté avec le nationalisme canadien-français, catholique extrême avant de l’abandonner au milieu des années 1940 alors qu’il gagnait en expérience et en maturité d’esprit. Le voilà à la tête du gouvernement du Canada, le dirigeant chargé de tenir les rênes de la nation canadienne. Les gouverne ments, même celui de trudeau, sont alimentés par le nationalisme et, par la force des circonstances sinon à la suite d’une conversion idéologique, trudeau devient le promoteur du nationalisme canadien.

C’est un genre particulier de nationalisme, qui, à certains égards, n’est pas particulièrement ni exclusivement canadien. avec beaucoup de recul, on peut le percevoir comme le premier épisode des guerres culturelles qui, pendant les années 1990 et suivantes, domineront la politique et la société. La « société juste » de trudeau est le reflet du caractère urbain et progressiste, ainsi que volontairement moderne. elle sera ouverte et tolérante et, si quelqu’un parvient un jour à la gérer, bienfaisante. C’est une philosophie taillée sur mesure pour un pays qui s’apprête à changer et à changer radicalement ; son ouverture masque le fait que, à bien des égards, rien ne marche.

trudeau obtient un mandat des électeurs canadiens en juin 1968.

Les libéraux remportent la majorité à la Chambre des communes et des sièges dans toutes les régions du pays. Le premier ministre connaît particulièrement du succès dans sa province natale, où l’opposition la plus forte ne vient pas des conservateurs mais bien des créditistes, un parti bucolique et teinté de nationalisme21. La veille des élections, les Canadiens voient leur premier ministre se tenir debout devant une meute de casseurs séparatistes armés de pierres à Montréal tandis que le maire de Montréal et le premier ministre du Québec courent se mettre à l’abri.

trudeau commence alors à gouverner. il présente toute une série de petits programmes sociaux convenant à une société axée sur la jeunesse, le Programme Perspectives-Jeunesse, par exemple, qui finance des projets conçus par et pour les jeunes Canadiens. il y a la question de savoir que faire 14 • l’affluence eT ses malaises, 1960–1980

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de l’Ouest, où la population se plaint du fait que la prospérité du centre du pays, surtout de l’Ontario, ne soit pas partagée. il y a le problème de l’est et du Canada rural, en retard sur les villes industrielles prospères du centre.

Confiant qu’il dispose du temps, de l’argent et de l’expertise pour gérer la société, le gouvernement trudeau fait de son mieux.

et il dispose bel et bien de l’argent nécessaire car l’économie produit des excédents budgétaires avec une belle régularité. il suffit d’en rediriger une partie vers les nouveaux programmes sociaux établis par le gouvernement Pearson et étendus sous trudeau. il fait la promotion de l’expansion économique régionale en accordant une attention particulière à l’île du Cap-Breton. il se débrouille avec l’assurance-chômage et la pauvreté. il médite sur les villes et contemple les mystères de la recherche et du développement, en retard au Canada.

La source de fonds toute trouvée, à part des recettes fiscales en hausse, est la défense. La chance sourit au gouvernement. Le vietnam est loin et aucun groupe important au Canada n’est en faveur de la guerre.

(Cela n’empêche pas des milliers de jeunes Canadiens de s’enrôler dans les forces américaines et d’aller se battre pour l’oncle sam.) La stabilité règne en europe. Les états-Unis et leurs alliés, dont le Canada, défendront la paix en vigueur en cas d’attaque, mais ils se rendent bien compte que cette éventualité est peu probable. Les communistes occidentaux, déjà déçus face à la répression, par les soviétiques, de la rébellion en Hongrie en 1956, perdent encore plus leurs illusions en 1968 lorsque les soviétiques récidivent en tchécoslovaquie.

Bien que les festivités révolutionnaires se poursuivent sur les campus et dans les rues et les squares des villes de l’Ouest, avec les incendies criminels et les pillages que cela suppose, ceux qui se sont proclamés révolutionnaires se font soit acheter leur silence ou se complaisent dans le manque d’à-propos réglé par des principes. Quoi qu’il en soit, ils ne prennent pas l’Union soviétique pour modèle. Cette dernière est corrompue, grise et sans imagination. Les « révolutionnaires culturels » de Mao tsé-

toung en Chine sont plus romantiques ; ou mieux encore, il y a le tyran communiste albanais enver Hoxha. Les gens ne savent pas grand-chose de la Chine, encore moins de l’albanie, de sorte que celles-ci deviennent des attraits naturels pour la politique de science-fiction de l’extrême gauche au Canada et ailleurs dans le monde. en cela, le Canada n’est pas tellement différent des autres pays occidentaux. La Chine présente un avantage, bien que ce n’est pas vraiment ça que ses admirateurs essaient de vendre. Le régime de Mao tsé-toung est tellement ruineux sur le plan économique et tellement préoccupé par ses propres luttes révolutionnaires internes qu’il ne représente aucune menace sérieuse pour quiconque en dehors des frontières de la Chine.

 

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Bien qu’elle soit effrayante au plan militaire, l’Union soviétique entreprend aussi son déclin économique et ses dirigeants sont portés à chercher la stabilité plutôt que la confrontation. (ses agents à l’étranger, dont quelques espions au Canada, ne travaillent plus pour la révolution mais bien pour l’argent.) déjà, l’Otan a approuvé l’ouverture de négociations avec les soviétiques en europe et, au début des années 1970, ce processus débouche sur la Conférence sur la sécurité et la coopération en europe (CsCe) ainsi que sur toutes sortes de discussions sur la limitation des armements. sous l’impulsion d’Henry Kisssinger, gourou de la politique étrangère de nixon, les américains recherchent la « détente » avec l’Union soviétique, tandis que les allemands, qui se posent en allié européen le plus puissant sur le plan économique et le plus stable sur le plan politique, mettent à l’essai une formule d’engagement constructif avec le bloc de l’est, en particulier avec leur jumeau malveillant, la république démocratique allemande ou allemagne de l’est. Baptisée « Ostpolitik », cette politique finira par atteindre son objectif, appâter les allemands de l’est par des subventions et des cadeaux de plus en plus coûteux tout en rassurant les soviétiques quant au fait que l’allemagne de l’Ouest ne cherchera pas à modifier le règlement de 1945.

Quels que soient les besoins de l’europe pendant les années 1970, elle n’a certes pas besoin de la puissance militaire canadienne. La garnison canadienne en europe revêt davantage un aspect symbolique que pratique, le symbole de relations transatlantiques davantage qu’un rempart entre les communistes et le rhin. (Un général canadien autrefois à la tête de la brigade canadienne en europe fait un jour la remarque à l’auteur qu’en cas de guerre, il suppose que ses soldats prendront place dans leur volkswagen respective avec leur famille pour se rendre au port le plus proche.) au terme d’un examen de conscience long et pénible, le gouvernement trudeau annonce au début de l’année 1969 qu’il va retirer la moitié de la garnison canadienne en europe, qui comprend l’armée de terre et l’aviation. Les européens, surtout les Britanniques, accueillent très mal la nouvelle et il ne fait aucun doute que la présence du Canada à l’Otan y perd beaucoup de son poids. trudeau ne s’en préoccupe guère. À ses yeux, l’Otan n’est guère plus qu’une tribune réservée aux discours farcis d’expressions consacrées et aux positions immuables, en plus d’être un endroit où les militaires jouent un rôle démesuré22.

dans les autres domaines que celui des armes, le Canada joue un rôle de second plan dans la conscience du continent et ne joue aucun rôle dans l’établissement de ses priorités23. Cela vaut tout autant sinon plus pour la Grande-Bretagne que pour la France ou l’allemagne24. Les Britanniques ne peuvent pas faire grand-chose pour protéger le commerce canadien et 14 • l’affluence eT ses malaises, 1960–1980

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les exportations canadiennes baissent rapidement à mesure que la Grande-Bretagne ajuste ses barrières tarifaires pour abolir la préférence impériale tout en ouvrant son marché aux marchandises européennes.

LE cAnADA En éVOLUTiOn

il existe une autre raison pour se montrer sceptique à l’endroit des européens. Le Canada évolue, tout comme l’europe, qui se tourne vers l’est et l’Union soviétique et vers elle-même et son Marché commun ou Communauté économique, alors que le Canada trouve des solutions de rechange à ses échanges avec l’europe. Ceux-ci s’amenuisent, surtout sur le plan de l’immigration. La comparaison des statistiques en donne la preuve éclatante. entre 1946 et 1966, sur les 2,7 millions d’immigrants au Canada, nettement plus de 80 pour cent proviennent d’europe ; l’immigration en provenance de la Chine et de l’inde se chiffre à quelque cinquante mille personnes en tout, tandis que la Corée n’est même pas classée à part comme source d’immigration. On pourrait pardonner à quiconque qui étudie les tendances de la migration canadienne ou l’ethnicité canadienne à la fin des années 1960 d’en arriver à la conclusion que le Canada va sans doute poursuivre dans la voie tracée depuis 150 ans, un pays à très forte majorité blanche dont la culture est le reflet de l’ethnicité.

en termes de migration nord-américaine, l’événement marquant de 1966 ne se déroule pas au Canada mais aux états-Unis : la révision de la législation américaine qui vient modifier la préférence traditionnelle dans ce pays pour les immigrants des amériques, y compris du Canada, tout en mettant un terme à la discrimination exercée à l’endroit des immigrants en provenance d’autres parties du monde. après 1967, les Canadiens ne peuvent plus franchir allègrement la frontière pour changer d’horizons.

Mais le Canada est un pays prospère et le niveau de vie y est à la hausse, de sorte que le resserrement de ce qui était, par tradition, une option canadienne passe à peu près inaperçu.

La discrimination canadienne à l’endroit des non-européens suit essentiellement la même tendance que chez les américains. alors que tombent les préjugés envers les non-Blancs pendant les années 1950 et 1960, les pratiques d’immigration évoluent au Canada comme ailleurs.

en 1971, pour la première fois, on compte plus d’immigrants non blancs qu’européens au Canada. L’immigration non européenne bénéficie de tensions raciales dans certains pays du Commonwealth en afrique de l’est, où les citoyens d’origine indienne sont considérés comme indésirables par les gouvernements locaux, en particulier le régime homicide d’idi amin en 390

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Ouganda. survenant après les afflux antérieurs de réfugiés hongrois (en 1956) et tchécoslovaques (en 1968), cette situation influence la révision de la législation canadienne sur l’immigration en 1978.

Les poches ethniques du Canada connaissent elles aussi des changements. selon les chiffres du recensement de 1951, il y avait au Canada moins de 10 000 inuits et environ 150 000 indiens inscrits (ayant statut légal). en 1981, leur nombre respectif a plus que doublé ; et il doublera encore en 2001, pour passer à 675 000 indiens inscrits, dont 283 000 vivent en dehors des réserves. dans certaines régions du pays, surtout les territoires en plus des parties septentrionales du Québec, de l’Ontario, du Manitoba, de la saskatchewan et de la Colombie-Britannique, indiens et inuits représentent une partie de plus en plus importante et visible de la population. et pourtant, ils sont encore administrés en suivant des normes et pratiques qui datent du dix-huitième siècle, sous tutelle judiciaire de la Couronne, vivant de subventions mais subordonnés et administrés par les fonctionnaires du ministère fédéral des affaires indiennes. deux cents ans de curatelle ont débouché sur une myriade de taudis (essentiellement) ruraux dont les habitants bénéficient d’un niveau de vie nettement moins élevé que celui de leurs compatriotes blancs.

Cette situation ne semble pas s’accorder avec l’esprit de l’époque ; contre la discrimination, les catégories raciales et les citoyens de deuxième classe. La solution paraît évidente : abolir le statut particulier des indiens et les inclure dans la vaste communauté canadienne. C’est ce que recommande un livre blanc du gouvernement fédéral, commandé par le ministre des affaires indiennes, Jean Chrétien, en 196925.

Ce livre blanc ne tient pas compte d’une autre tendance de cette époque, de même que de certains résultats des politiques fédérales. tout inadaptées qu’elles soient, les politiques indiennes fédérales entraînent l’apparition d’un petit groupe actif et plus scolarisé de dirigeants autochtones, bien moins pressés que leurs prédécesseurs d’accepter les ordres d’Ottawa.

aux yeux de ces dirigeants, les propositions fédérales ne sont guère plus qu’une ordonnance d’assimilation et d’absorption tout en fermant les yeux sur des générations de négligence et de mauvais traitements attribuables au gouvernement fédéral. ils s’opposent à la politique de Chrétien et font avorter ses propositions de réformes. Quel que soit le sort que l’avenir réserve aux peuples autochtones du Canada, ils exigent le contrôle sur leurs propres destinées.

La réaction au livre blanc change l’orientation des relations entre autochtones et Blancs du tout au tout. Pour les dirigeants indiens, ce n’est plus une question de pauvreté ou d’inégalité au sein d’une société plus vaste.

 

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Les questions d’autonomie, individuelle et gouvernementale, de nationalité et même d’indépendance bouillonnent. si le livre blanc a jeté le discrédit sur le vieux régime de contrôle gouvernemental sur les bandes autochtones, le gouvernement n’a pas de solution de rechange à proposer. On assiste alors à la création de divers organismes indiens, les uns constitués pour la circonstance, pour les besoins de la cause ou destinés à une région en particulier, d’autres plus généraux et avec des rouages institutionnels plus lourds comme la Fraternité nationale des indiens, qui se mue en 1980

en l’assemblée des Premières nations. L’assemblée bénéficie ensuite de la reconnaissance du gouvernement fédéral à certaines fins et à certaines occasions, sans concéder la souveraineté autochtone que certains porte-parole indiens plus radicaux réclament. Pour compliquer encore davantage les choses, le ministère fédéral des affaires indiennes continue de canaliser les subventions versées aux diverses bandes indiennes.

DES RELATiOnS FéDéRALES-pROVinciALES épOUVAnTABLES

Le transfert partiel de pouvoirs aux bandes indiennes est le reflet d’une tendance à la décentralisation dans d’autres ramifications du gouvernement canadien. À mesure que le souvenir de la Crise et de la deuxième Guerre mondiale s’estompe, les motifs à l’origine de la construction d’un gouvernement central puissant perdent de leur poids. À

mesure que le temps passe, les provinces ont des fonctions publiques plus vastes et compétentes, ce qui met un terme au quasi-monopole d’Ottawa sur les compétences bureaucratiques. Les provinces sont donc en mesure d’avancer de meilleurs arguments dans leurs négociations avec Ottawa, qu’elles soient bilatérales ou passent par l’intermédiaire de conférences officielles entre le fédéral et les provinces, des réunions entre le premier ministre fédéral et les premiers ministres provinciaux, dont la fréquence s’accroît considérablement au fil des années 196026. Les commentateurs commencent par attirer l’attention sur la qualité diplomatique de ces rencontres27 ; par la suite, toutefois, se répand l’impression que les conclaves fédéraux-provinciaux sont devenus un troisième palier de gouvernement.

Cette impression est renforcée par l’inflation terminologique qui caractérise la désignation de ces conférences. Les « conférences entre le fédéral et les provinces » deviennent les « conférences fédérales-provinciales des premiers ministres » en 1974 et les « conférences des premiers ministres » en 1985. alors qu’elles portaient auparavant sur des sujets précis, l’assurance-chômage ou le pensions, par exemple, elles deviennent annuelles et générales la même année, soit en 1985.

 

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La prolifération de rencontres politiques au niveau supérieur est un signe du chevauchement complexe des domaines de compétence au sein du gouvernement canadien. reconnaissant cette complexité, le gouvernement Pearson a versé des fonds pour permettre aux provinces d’administrer les soins de santé et les pensions tout en maintenant le droit de tous les Canadiens à des services interchangeables d’une province à l’autre. Les contributions fédérales aux besoins provinciaux protègent aussi Ottawa de l’accusation à l’effet qu’il a trop d’argent, grâce à ses vastes pouvoirs de taxation et évitent tout réajustement fondamental de la fiscalité. simultanément, grâce à ses recettes abondantes, Ottawa a l’avantage dans ses négociations avec les provinces, même les plus grandes. si le budget fédéral est en croissance, l’économie aussi, de même que les excédents fédéraux. C’est une heureuse coïncidence mais, comme la plupart des coïncidences, elle ne durera pas.

GELER DAnS L’OBScURiTé

Cela commence par des élections. Quatre ans après avoir entrepris son mandat, le gouvernement trudeau décide de consulter la population et déclenche des élections prévues le 30 octobre 1972. « Le pays est fort » affirment stupidement les libéraux aux électeurs. C’est l’une de ces occasions où les politiciens auraient été mieux servis par plus de modestie et moins d’hyperbole. se situant à 6,3 pour cent, le taux de chômage est, après tout, relativement bas quoique plus élevé qu’en 1968 (4,8 pour cent). Les économistes imputeront plus tard la hausse des taux de chômage au Canada à des taux d’intérêt plus élevés et un régime d’assurance-chômage plus généreux. il ne faut pas oublier non plus l’effet du baby boom et celui d’une politique d’immigration plus ouverte : les travailleurs en quête d’emploi sont à la fois plus nombreux et plus jeunes. souvent, lorsqu’ils ont trouvé du travail, ils font la grève ; on n’a plus vu un si grand nombre de grévistes depuis les jours inflationniste de 194628. Pour ceux qui ne se sont pas intégrés à la main-d’œuvre, les étudiants universitaires, par exemple, le début des années 1970 constitue aussi une période de perturbation proche du chaos, alors que les militants se plaignent d’injustices bien réelles ou imaginaires et passent aux « actes » face à un pouvoir complaisant ou répressif.

il n’est pas surprenant que l’on s’en prenne à trudeau. La majorité des libéraux à la Chambre des communes a fondu et le gouvernement n’a conservé que deux sièges d’avance sur les progressistes-conservateurs. Le sort du gouvernement repose entre les mains de deux partis minoritaires, le nPd et les créditistes, ainsi que sur son habileté à manœuvrer pour se sortir d’une situation politique qui semble sans issue. Pour guider le 14 • l’affluence eT ses malaises, 1960–1980

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gouvernement, trudeau nomme un vétéran de la politique originaire de la nouvelle-écosse, allan Maceachen, leader du gouvernement à la Chambre des communes. Pour guider sa politique, trudeau fait appel non pas à des experts universitaires ni à des théoriciens spécialisés en gestion mais bien à ses conseillers politiques professionnels. Bien sûr, ils lui conseillent de choisir des mesures populaires. Cherchant à renouveler son image, le premier ministre délaisse la philosophie et se présente comme un batailleur de rues, défiant et tournant tour à tour en ridicule l’opposition. C’est une image qui lui convient et elle se révèle populaire.

Le gouvernement trouve des appuis pour son premier vote de confiance à la Chambre des communes. Le sujet porte sur les bombardements aériens américains sur Hanoi et Haiphong à noël en 1972. Les Canadiens y sont opposés. La gauche élève le ton et le nPd réclame que le Canada prenne position sur cette question. Ce que le Canada fait par l’entremise d’une résolution de la Chambre des communes. Le nPd doit voter en faveur de la résolution. Les créditistes, qui partagent les traditions isolationnistes du Québec, sont eux aussi contre la guerre et votent également en faveur de la résolution. sachant qu’il s’agit d’une solution simpliste à un problème complexe, trudeau et ses ministres votent en sa faveur afin de maintenir le gouvernement en place. Le président nixon est furieux mais il a besoin du soutien du Canada pour masquer la défaite américaine au vietnam grâce à la création d’une force internationale de maintien de la paix chargée de superviser le retrait de ses troupes. L’histoire est vite oubliée et, de toute manière, nixon ne tardera pas à être englouti par un vaste scandale national, devenant le seul président américain à démissionner de son poste en 1974.

Les problèmes de nixon distraient les américains et le monde aux aguets – car c’est le drame télévisé du siècle – pendant la plus grande partie des années 1973 et 1974. Pendant tout ce temps, nixon poursuit avec obstination sa politique de détente avec l’Union soviétique et de rapprochement avec la Chine, tout en s’efforçant de maintenir le couvercle sur une situation au Moyen-Orient à laquelle les américains et les russes risquent de se mêler, mettant ainsi en péril la paix mondiale. en octobre 1973, on trouve une solution de fortune à un bref conflit armé entre les arabes et les israéliens mais pas avant que le monde arabe unisse ses forces contre les états-Unis et le monde occidental en plaçant sous embargo les expéditions de pétrole de Moyen-Orient vers les pays occidentaux « hostiles ». Cette mesure déclenche une crise énergétique qui va durer pendant près d’une décennie et qui, au bout du compte, ne sera jamais complètement étouffée.

À l’instar de leurs cousins américains, les Canadiens vivant au milieu du vingtième siècle tiennent l’énergie pour acquise. Les nord-américains disposent de réserves de charbon, de pétrole et de gaz naturel qui semblent 394

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inépuisables. il y a l’énergie hydraulique, canalisée et retenue derrière des barrages par de remarquables ingénieurs. il y a l’énergie nucléaire, alimentée par l’uranium canadien et produite par la filière CandU de réacteurs de conception et de fabrication canadiennes. La politique énergétique du Canada est donc une politique d’abondance et même d’excédents. Chaque année, les géologues rapportent de nouvelles découvertes de pétrole et de gaz naturel ; et chaque année, le gouvernement exerce des pressions pour que les états-Unis donnent au Canada, leur allié solide et sûr, une partie du marché américain de l’énergie. Le gouvernement ne ménage pas ses efforts pour encourager l’alberta, réservant la plus grande partie du marché ontarien pour acheter le pétrole produit au Canada à prix plus fort tout en permettant au Québec, plus instable sur le plan politique, et aux provinces de l’atlantique, moins prospères, d’importer du pétrole meilleur marché de sources internationales.

Le marché évolue. À compter de 1960, les réserves américaines de pétrole commencent à s’épuiser plus vite que les nouvelles réserves découvertes par les géologues. Les pressions du gouvernement canadien s’intensifient et s’accélèrent mais celui-ci découvre que l’opposition du Congrès est bien plus forte que n’importe quel argument fondé sur la baisse des réserve pétrolières. Finalement, en 1970, le Canada se heurte au même problème que les états-Unis : les réserves prouvées de pétrole atteignent leur plafond avant de commencer à baisser. devant cette situation, l’enthousiasme canadien envers des ventes sans restrictions aux états-Unis se met à baisser lui aussi.

L’embargo pétrolier des arabes n’est que le signe le plus visible de la crise pétrolière. économistes et alarmistes, représentés par le très distingué Club de rome, soutiennent depuis des années que le monde est confronté à une situation d’urgence malthusienne : la demande est trop forte et les ressources sont trop restreintes. Les prix ne peuvent donc que grimper, ce qu’ils font. Pendant plusieurs années avant 1973, les gouvernements des pays producteurs de pétrole ont réclamé et obtenu de meilleures conditions de vente de leur produit, se servant de leur association commerciale (l’Organisation des pays exportateurs de pétrole ou OPeP) pour mettre sur pied un cartel du pétrole. Les grandes sociétés pétrolières occidentales, connues en anglais sous le nom collectif de « Seven Sisters », s’aperçoivent que leurs gouvernements ne sont pas prêts (dans le cas des américains) à soutenir la domination qu’elles exercent sur le marché ou ne sont pas en mesure de le faire (dans le cas des Britanniques). Le prix international du pétrole flambe et continue de flamber.

Pour le Canada, c’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.

Pour l’alberta, dont le produit le plus lucratif, le pétrole, est soutenu 14 • l’affluence eT ses malaises, 1960–1980

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par le prix international, c’est une excellente nouvelle. il semble presque que l’économie albertaine, fondée sur les ressources naturelles et qui a si souvent été victime de marchés internationaux échappant à son contrôle, finit par voir la lumière au bout du tunnel ; la situation des marchés est enfin favorable et non défavorable à cette province, ce qui est en soi une première. Mais c’est une mauvaise nouvelle pour les régions du Canada qui importent du pétrole. très vite, le médias publient des images de vieilles dames gelant dans l’obscurité alors que leur approvisionnement énergétique a été interrompu soit en raison du boycott soit en raison de prix prohibitifs.

On croit généralement que ce sont les sociétés pétrolières qui ont fomenté la crise du pétrole. il s’ensuit que la bonne vieille recette de la réglementation gouvernementale devrait mettre de l’ordre dans une situation d’urgence créée de toutes pièces.

Un gouvernement minoritaire n’est pas le mieux placé pour régler une situation politiquement explosive qui touche la plupart des Canadiens sinon tous. Prenant une série de décisions ponctuelles, le gouvernement trudeau commence par assurer les propres approvisionnements en énergie du pays et rend cette dernière disponible à un prix raisonnable dans tout le Canada. On peut discuter de ce qu’est un prix raisonnable mais sa définition est aussi, c’est inévitable, politiquement discutable. Les américains ne participent pas aux élections canadiennes, de sorte qu’ils peuvent payer le prix international et porter la plus grande partie du poids des réductions dans la production canadienne de pétrole. Mais les habitants des provinces maritimes et ceux du Québec, eux, votent aux élections et, le Parlement étant minoritaire, ils ne vont pas tarder à le faire. il faut donc les protéger, eux et l’Ontario, le plus grand marché pétrolier du pays.

Les élections surviennent assez tôt, en juillet 1974, à la suite d’une défaite arrangée en Chambre. trudeau remporte la majorité des sièges, mais une majorité particulière. Les libéraux ne détiennent aucun siège à l’ouest du Manitoba : la majorité repose sur une combinaison de sièges au Québec, en Ontario et dans les provinces maritimes. trudeau va de l’avant malgré tout, bien que, fort heureusement, aucune question donnant particulièrement lieu à controverse ne soit déposée devant le Parlement. (La question du jour la plus importante, l’élection d’un gouvernement séparatiste au Québec, sera abordée dans le prochain chapitre.) C’est curieux car la fin des années 1970

est l’âge d’or d’un problème économique nouveau et inattendu, celui de la stagflation, phénomène par lequel l’économie défie le bon sens et produit simultanément de l’inflation et de la stagnation.

sur le plan politique, la stagflation finira par se révéler extrêmement importante. Le chômage s’étend, les budgets (grâce, en partie, aux subventions conçues pour maintenir le système de double prix du pétrole) 396

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deviennent déficitaires et le gouvernement fédéral se débat pour trouver des façons de joindre les deux bouts, façons qu’il finit par trouver, bien entendu, en réduisant les versements aux provinces dans des domaines comme l’enseignement post-secondaire et les soins de santé. Les syndiqués parmi les Canadiens s’expriment par des grèves, qui atteignent des chiffres records (10 908 810 jours ouvrables perdus en 1975, ce qui est plus de trois fois plus que le nombre de jours perdus en 1971 et plus de dix fois celui de 1963)29. Comme beaucoup de ces grèves surviennent dans le secteur public, où la présence syndicale est autorisée depuis peu, le public ne peut manquer de s’en apercevoir et il le fait. La confiance envers la capacité du gouvernement à gérer l’économie s’estompe. Bien qu’on ne s’en aperçoive pas à l’époque, un changement fondamental s’opère dans les comportements du public, ce qui contribue à tracer la voie pour la politique des deux prochaines décennies.

en 1979, il est évident que le premier ministre irrite les électeurs et certains pensent que ce sentiment est peut-être réciproque. trudeau reporte les élections le plus tard possible, jusqu’en mai 1979. toujours efficace en campagne électorale, trudeau se bat de son mieux sans obtenir les résultats espérés. Ces sont les progressistes-conservateurs, dirigés par un chef jeune (trente-neuf ans) et qui n’a pas encore fait ses preuves, Joe Clark, qui défont trudeau et les libéraux, obtenant une majorité relative de sièges à la Chambre des communes. après quelques mois de repos et de réflexion, trudeau annonce son retrait de la politique pour s’occuper de ses jeunes enfants. (Comme beaucoup de ses compatriotes, trudeau est un père célibataire divorcé.)

il ne manque à Clark que quelques sièges pour être majoritaire et il est déterminé à gouverner s’il obtient cette majorité. Cela démontrerait sa détermination et son ton catégorique tout en le débarrassant de son image de poule mouillée et de gaffeur en politique. (« C’est l’année de l’enfant », ironise son collègue et aîné, le non-repenti John diefenbaker.30) Clark croit que, une fois qu’il aura établi sa bonne foi aux yeux du public, il pourra déclencher et remporter de nouvelles élections, à l’instar de diefenbaker en 1957. il dépose un budget qui augmente les taxes sur le prix de l’essence à la pompe. sur le plan administratif, c’est la bonne décision ; sur le plan politique, c’est une catastrophe.

Bien que les libéraux ne soient même pas sûrs de pouvoir compter sur un chef, ils savent que les conservateurs de Clark accusent un retard, énorme, dans les sondages d’opinion. avec la nouvelle taxe sur l’essence de Clark, l’écart se creuse encore, et Clark fait tout pour s’enfoncer davantage.

entraînant les malheureux néo-démocrates et créditistes avec eux, les libéraux infligent une défaite au gouvernement le 13 décembre 1979.

 

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Quelques jours plus tard, on annonce que trudeau a finalement décidé de ne pas prendre sa retraite.

On convoque des élections pour le mois de février 1980, que Clark perd, bien entendu. dans une scène mémorable, trudeau fait face aux caméras dans son quartier général de l’hôtel Château Laurier à Ottawa.

« eh bien, bienvenue dans les années 1980 », lance-t-il aux Canadiens. il n’a pas besoin de leur dire à quel point elles vont être mouvementées.

 

Une histoire du Canada
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