257
où « le drapeau américain flottera sur la moindre parcelle des possessions britanniques en amérique du nord, jusqu’au pôle nord. »
C’en est trop. dans les cinémas, le drapeau américain est conspué. Les pauvres américains en visite au Canada sont abreuvés d’insultes personnelles. Les quotidiens du dimanche, la criminalité, le divorce, caractéristiques notoires de la manière de vivre des américains, prévaudront. seul Borden peut y mettre un terme et, s’il fallait une preuve de son attachement envers l’empire britannique, la fermeté de sa politique quant à une « contribution » de cuirassés à la Marine royale l’apporte. C’est du moins ce qui se passe au Canada anglais.
au Canada français, la campagne prend une tournure très différente : le spectre, c’est l’empire britannique, non les états-Unis, et la cause est celle de la Loi du service naval de Laurier. Les dirigeants conservateurs du Québec sont bien conscients de la contradiction entre leur programme et celui de Borden, mais, pour eux, c’est la défaite de Laurier et des libéraux qui constitue le principal objectif.
L’opposition finit par l’emporter. au Canada anglais, Laurier perd parce qu’il est pro-américain et anti-Britannique, et au Québec, parce qu’il est trop pro-Britannique. Les conservateurs remportent 134 sièges et les libéraux 87. agréablement surpris, robert Borden devient premier ministre du Canada. À l’âge de soixante-neuf ans, Laurier redevient chef de l’opposition.
LA DépRESSiOn ET LA GUERRE
Porté au pouvoir, Borden n’a aucune idée de ce qu’il va faire. Une chose est sûre, l’accord de réciprocité est enterré. Mais qu’en est-il de la grande question de la marine ? Le fait d’adopter deux attitudes lui a valu vingt-six députés (et 0,5 pour cent du vote de moins que Laurier seulement) au Québec. Que va-t-il leur arriver si Borden prend la décision d’envoyer de l’argent à Londres pour acheter des cuirassés, comme ses partisans canadiens-anglais s’y attendent ?
Comme tout chef raisonnable, Borden reporte le problème à plus tard. il ira lui-même à Londres pour demander aux Britanniques de quoi ils ont réellement besoin, un acte d’une naïveté saisissante. au moins ne devra-t-il pas s’y rendre avant plusieurs mois. entre-temps, Borden suspend la mise en application de la Loi du service naval de Laurier et, par conséquent, la construction de la « marine de fer blanc ».
Le premier ministre se rend bien à Londres à l’été 1912, recueillant au passage le titre de chevalier. il demande à Churchill, premier lord de 258
UnE HIsTOIRE dU Canada
l’amirauté (ministre de la Marine), s’il a besoin d’argent pour acheter des cuirassés, question à laquelle Churchill répond bien sûr par l’affirmative.
Borden est aussi admis aux conseils intérieurs de l’empire et assiste à une réunion d’un comité au nom prestigieux, le Comité de la défense impériale.
On ne lui a pas dit que ce comité est, en fait, dysfonctionnel, paralysé qu’il est par des querelles entre l’armée et la marine. Quoi qu’il en soit, les ministres britanniques présents ne lui disent pas la vérité, que les navires de guerre supplémentaires serviront à faire un troc complexe de navires avec les Français, leurs alliés officieux43.
nageant dans le bonheur mais aussi dans l’ignorance, Borden rentre au Canada. La contribution à la marine devra passer, dit-il à ses collègues.
Winston Churchill la veut. Un de ses ministres québécois remet sa démission mais ses autres collègues du Québec donnent préséance au parti sur les promesses. La contribution navale de Borden franchit l’étape de la Chambre des communes, pour mieux être bloquée au sénat, dont les membres sont nommés. elle y demeure car ce sont les libéraux qui sont majoritaires au sénat et, sur la question navale, ils peuvent raisonnablement soutenir que la légitimité des mesures prises par Borden est douteuse. Borden jongle avec l’idée de convoquer des élections sur cette question mais il y renonce.
nous voici en 1914, et les perspectives électorales des conservateurs s’amenuisent. Un grave dépression frappe le Canada en 1913-1914, mettant à rude épreuve les services sociaux limités du pays. On entend des rumeurs de famine, mais personne ne suggère que le gouvernement du dominion devrait intervenir. au printemps, Borden est aux prises avec l’expulsion d’une cargaison complète de sikhs qui sont parvenus à contourner les lois de l’immigration canadiennes en affrétant un navire japonais, le Komagata Maru, pour les amener à vancouver. et ils restent là sous les canons de la marine canadienne, véritable pièce de musée, pendant que Borden se bat avec les lois (mais non sa conscience) pour trouver une façon de les renvoyer en inde. il a de la chance : les sikhs abandonnent et acceptent de rentrer chez eux, juste à temps pour permettre au premier ministre de prendre ses vacances estivales à Muskoka. il n’a pas beaucoup lu les journaux, bien qu’il ait conscience qu’une crise, la troisième en trois ans, secoue les Balkans. nul doute qu’elle trouvera son dénouement. C’est l’affaire du gouvernement britannique, non celle du Canada.
sur ce point, le gouvernement britannique et lui sont à l’unisson.
Peu importe ce que Borden pense de l’assassinat de l’archiduc d’autriche François-Ferdinand à sarajevo le 28 juin 1914. Borden ignore tout de la précarité de la politique au sein de l’empire austro-hongrois et de la façon dont elle cadre avec la nécessité d’affirmer la prédominance autrichienne sur le turbulent voisin de l’empire, la serbie. Bénéficiant des encouragements des allemands, l’autriche-Hongrie entre en confrontation avec la serbie, ce 10 • explosion eT marasme, 1896–1914