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Les tribunaux ne constituent pas des organismes autonomes mais font plutôt partie du gouvernement : souvent, les juges sont aussi conseillers et ils entretiennent des relations étroites avec les divers gouverneurs et leurs politiques. Les gouverneurs contrôlent les charges publiques, avec leurs salaires et compensations très prisés (ceux qui exercent ces fonctions siègent au conseil exécutif), et ils distribuent les terres. en Grande-Bretagne, tout comme dans les colonies, les terres constituent le fondement de la richesse. Les aristocrates et les membres de la petite noblesse aux îles Britanniques héritent de grands domaines, les accumulent et les exploitent, chassant souvent leurs habitants, dont on peut alors se servir pour peupler les lointaines colonies.

il est fréquent de voir les amis du gouvernement récompensés par des milliers d’hectares de terre. On peut citer le cas du colonel thomas talbot, un gentilhomme anglo-irlandais, secrétaire du lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, qui reçoit une concession de cinq mille acres (un peu plus de mille hectares). talbot ne tarde pas à quitter la province pour poursuivre sa carrière militaire mais, au cours d’une brève trêve dans les guerres avec la France en 1803, il revient dans le Haut-Canada et signe un accord avec le gouvernement. il devient agent foncier et spéculateur. talbot est chargé d’établir les immigrants sur des lots de cinquante ou cent acres (quarante hectares) et reçoit en échange 150 acres à chaque fois. On met de côté une étendue de terres au nord du lac érié pour son exploitation. Le marché est inéquitable mais la stratégie fonctionne : les colons de talbot finissent par défricher vingt-sept cantons entre la rivière detroit et Long Point.

Le colonel gère son domaine (sa « principauté », comme il l’appelle) de manière excentrique mais non injuste. il fait bénéficier ses colons de sa supervision personnelle, qui n’est pas toujours appréciée car talbot insiste pour que ses colons défrichent et exploitent immédiatement dix acres (quatre hectares) de terre et défrichent la largeur du chemin en bordure de leur concession. Ce n’est qu’à cette condition que leur bail est assuré, mais s’ils ne s’y conforment pas, ils se retrouvent sommairement dépossédés. À

la fin des années 1820, talbot est parvenu à faire construire un chemin de près de cinq cents kilomètres de long entre l’extrémité du lac Ontario et la frontière à detroit3. Quand le gouvernement a besoin de son aide, pendant la guerre de 1812 ou la rébellion du Haut-Canada en 1837, il la reçoit. en dépit de son ascendance dans la petite noblesse, de son rang dans l’armée et de ses relations, talbot adopte sensiblement le même mode de vie que les colons qui l’entourent. il se tient dans une ouverture découpée dans le mur latéral d’une cabane en rondins, distribuant les terres et les faveurs ou répliquant à ceux qui le contrarient. À l’encontre d’autres spéculateurs, talbot investit son propre argent dans l’aménagement de ses terres, si bien qu’au terme de sa longue existence – il meurt en 1853 – son sort ne s’est 6 • les guerres pour la conquêTe de l’amérique (3) 111

sans doute guère amélioré depuis son arrivée dans le Haut-Canada. il concède ses terres à n’importe qui, des gens de religions différentes, avec des idées différents sur la meilleure manière d’organiser la société. talbot n’est pas un aristocrate féodal installé dans les forêts canadiennes et il n’a pas non plus l’intention de fonder une dynastie dans un trou perdu. ses habitudes sont celles d’un officier britannique non réformé, affichant son indifférence envers les questions religieuses, gros buveur et paillard dans ses conversations, ce qui horrifiera, plus tard, son biographe victorien4. À

sa mort, sans femme ni enfants, il laisse ses biens à ses serviteurs.

La grande différence par rapport aux générations antérieures, c’est l’absence d’hostilité chez les amérindiens. Pour l’essentiel, le régime post-révolutionnaire demeure en application sur les territoires britanniques et il est régi par les anciens accords entre les Britanniques et les nations amérindiennes (le traité d’Halifax de 1753 avec les Mi’kmaq en est un exemple), mais avant tout par la Proclamation de 1763. Les proclamations établissent les principes régissant la colonisation de l’intérieur des terres par les Blancs et l’acquisition pacifique des territoires amérindiens par voie d’achat.

Les nations amérindiennes occupant le territoire encore considéré comme britannique ne sont pas tentées de prendre les armes contre les nouveaux colons, en partie parce que certaines nations sont presque entièrement dépendantes des Britanniques – un bon exemple est celui des réfugiés des six nations dans la partie occidentale du Québec. en partie aussi parce que les amérindiens sont trop peu nombreux pour offrir une bonne résistance et entretiennent des relations avec les commerçants britanniques de Montréal pour la traite des fourrures. enfin, beaucoup d’amérindiens considèrent que les américains représentent une menace beaucoup plus grande que les Britanniques. Faisant fi de l’expérience, ils gardent espoir que les Britanniques leur viendraient en aide contre les américains.

entre-temps, les administrateurs britanniques du Québec négocient avec les indiens de la région – les Ojibwas ou saulteux du nord des Grands Lacs – l’achat de terres pour les Loyalistes et les iroquois le long de la baie de Quinte et dans le « territoire de Haldimand » le long de la rivière Grand à côté de leurs homologues loyalistes blancs. étant trop peu nombreux, les saulteux ne sont guère en mesure d’offrir une résistance : on estime qu’ils sont à peine deux cents à vivre dans le territoire au nord du lac Ontario.

À leurs yeux, les marchandises que les Britanniques leur proposent en échange sont certes avantageuses ; et on ne sait pas très bien si les saulteux qui cèdent des terres à la couronne comprennent bien qu’une fois cédées, les terres sont perdues à jamais. dans leur esprit, ils cèdent l’utilisation des terres ou échangent leurs terres contre la sécurité et le soutien pour un avenir indéterminé. Cette confusion suscitera plus tard un débat politique et 112

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des controverses juridiques qui dureront pendant deux siècles, mais, pour le moment, cela ouvre la voie à une colonisation libre et pacifique pour des milliers d’immigrants soutenus par la couronne.

L’histoire des iroquois de la rivière Grand, commandée par Joseph Brant, est une histoire malheureuse. Brant espère offrir à son peuple une destinée parallèle, louant des terres pour en tirer un revenu, ce qui améliore les terres et donne une rentrée d’argent régulière. Mais Brant voit ses plans ruinés, comme le sont ceux des iroquois restés en territoire américain.

s’il n’en tenait qu’aux Loyalistes, ou aux administrateurs britanniques locaux, les amérindiens vivant au sud de la nouvelle frontière pourraient voir la chance leur sourire. C’est cependant Londres qui prend les décisions et la grande préoccupation du gouvernement britannique consiste à redresser les finances nationales et à récupérer de la guerre. Cette politique requiert la paix avec les états-Unis et une limitation des armes.

Heureusement pour la Grande-Bretagne, la guerre a laissé la France et ses alliés européens dans une situation financière encore plus précaire, de sorte que les années 1780 passent sans démêlés extérieurs graves.

Pour qu’une administration publique soit complète, il faut une source de revenu et c’est là que réside la faiblesse du système colonial post-révolutionnaire. Les meilleures intentions sont à la source du problème.

Le gouvernement britannique s’est efforcé de tirer des enseignements de l’expérience de la révolution américaine. d’abord, il accepte le fait qu’il ne peut plus espérer taxer les colonies à des fins impériales5. Les contribuables britanniques doivent payer les frais des garnisons britanniques dans ce qui reste de l’amérique et on ne demandera pas aux colons de contribuer au remboursement de la dette britannique, même si elle a été contractée pour défendre les colonies. Celles-ci peuvent lever des impôts locaux pour payer leurs propres dépenses, mais ces impôts doivent être dépensés là où ils ont été perçus. il s’agit là d’une restriction importante aux rêves impériaux.

de surcroît, de quelque type qu’elle soit, l’imposition présuppose le consentement des administrés, c’est-à-dire, des sujets britanniques qui subsistent dans les colonies.

Mais comment s’assurer du consentement des administrés ?

LES TERRES ET LA LOyAUTé

La paix de 1783 ne dure pas tout à fait dix ans. en 1789, une révolution éclate en France qui, dès 1792, renverse la monarchie française et crée une république dont les dirigeants imposent la terreur. Les monarques européens unissent leurs forces contre les révolutionnaires et envahissent la 6 • les guerres pour la conquêTe de l’amérique (3) 113

France. Quand les Français répliquent en exécutant leur roi détrôné, Louis Xvi, les Britanniques entrent en guerre à reculons en janvier 1793.

Les révolutionnaires devraient pouvoir compter sur leurs camarades d’amérique en raison de la solidarité républicaine et dans le but de sceller l’alliance américaine avec la France, venue à son secours pendant la révolution contre les Britanniques. Ceux-ci sont en guerre avec la France ; les américains peuvent-ils être bien loin ? si les américains entrent en guerre, les Français du Canada vont certainement prendre fait et cause pour la France révolutionnaire. Plus vastes, plus puissants, les états-Unis pourraient vaincre l’armée britannique au Canada tandis que la Grande-Bretagne doit s’occuper de l’europe. L’avenir de l’empire britannique semble bien sombre.

Mais les événements des années 1790 et 1800 ne suivent pas ce scénario logique. Les américains n’entrent pas en guerre en 1793. On laisse plutôt mourir de sa belle mort l’alliance avec la France et les relations américaines avec ce pays ne feront qu’empirer au cours de cette décennie.

Bien que la guerre française se poursuive jusqu’en 1815 avec une brève accalmie en 1802-1803 et bien que les états-Unis finissent par décider d’entrer en guerre en 1812, les américains ne parviennent pas à conquérir le Canada. au bout du compte, les Français du Canada ne se joignent pas aux Français de France pour renverser les Britanniques. en dépit des appréhensions britanniques, les Français du Canada, les Canadiens, cultivent leurs jardins et connaissent une prospérité sans précédent. ils jouissent de la protection de leurs propres lois, de la sécurité de leur assemblée élue, de leur religion catholique et de l’autonomie d’une province, le Bas-Canada, au sein de laquelle ils constituent, pour un avenir indéterminé, la majorité.

La création du Bas-Canada est le point culminant d’un réaménagement complexe des frontières pour refléter l’évolution de la situation économique et démographique des années 1780. Le problème est que les Loyalistes vivent dans une province conçue comme une réserve francophone et catholique sans assemblée élue pour les représenter.

Les contradictions redoublent. Beaucoup de nouveaux colons sont des catholiques, soit des Loyalistes ou des soldats au sein de régiments dissous d’écossais des Hautes-terres, les Highlanders. Un demi-siècle plus tôt, ils se sont révoltés en écosse contre le roi anglais protestant (un allemand, en réalité) George ii : dans les années 1780, ils sont devenus un des piliers des forces militaires britanniques de son successeur, George iii. après la guerre de l’indépendance américaine, beaucoup ont colonisé la région au nord du saint-Laurent, région qu’ils appelleront plus tard Glengarry, en souvenir de leur terre d’origine en écosse6.

Une histoire du Canada
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