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dans sa gestion de la crise, trudeau tire parti de son caractère théâtral et la presse y contribue. en une occasion, à Ottawa, un journaliste s’informe auprès du premier ministre de ce que font tous les soldats armés (l’insinuation, s’il y en a une, étant que trudeau fait montre jusqu’ici d’un militarisme caché et probablement de tendances dictatoriales visant à créer un état policier). On parle encore de la réponse de trudeau trente ans plus tard : « vous savez, je crois qu’il est plus important de se débarrasser des individus qui commettent des actes de violence contre la société et de ceux qui tentent de diriger le gouvernement par le biais d’un pouvoir parallèle en établissant leur autorité par le kidnappage et le chantage ». Le premier ministre poursuit : « il y a plusieurs âmes sensibles qui n’aiment tout simplement pas voir des personnes avec des casques et des armes. Je peux seulement dire, continuez d’être sensibles, mais il est plus important de maintenir l’ordre public au sein de la société que de s’inquiéter des personnes faibles qui n’aiment pas l’image de…
Q. : À quel prix ? Jusqu’ou iriez-vous ?
r. : regardez-moi et vous verrez. »
Les Canadiens observent et approuvent : selon les sondages, près de 90 pour cent des Canadiens appuient trudeau et ses mesures, et cet appui est encore plus marqué au Québec que dans le reste du pays.
Les conséquences de la crise d’octobre ne sont pas toutes positives.
La crise crée l’impression – qui n’est pas entièrement injustifiée – que Bourassa et ses ministres ont été maladroits et ont dû être sauvés grâce à l’esprit lucide et décisif de trudeau. L’utilisation du pouvoir policier se révèle être un instrument émoussé et les individus qui sont détenus injustement entretiennent une rancune normale envers trudeau. Comme certaines de ces personnes sont des journalistes ou des personnalités secondaires ayant accès aux médias, elles contribuent à cultiver la légende d’une sorte d’« octobre noir18 ». Le public tend à les croire – après tout, le Canada est une société libérale et les actions de trudeau, sans oublier celles des terroristes, ne le sont définitivement pas. après 1970, l’admiration que portent les intellectuels canadiens-anglais à trudeau s’effrite alors que celui-ci a été leur idole.
Le passage de la crise d’octobre rappelle aux Canadiens que la gestion du Québec est une question non encore réglée. Le gouvernement trudeau travaille à un programme de réforme constitutionnelle qui, croit-il, provoquera l’adhésion du Québec tout en permettant à toutes les provinces et au gouvernement fédéral de régler les problèmes en suspens en matière de compétence, de créer un processus de révision constitutionnelle et d’adapter la Constitution aux besoins actuels. Le gouvernement fédéral reconnaît la suprématie des provinces dans des domaines tels que les 414
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prestations de retraite et la politique sociale, ce qui est déjà une réalité. Les provinces peuvent participer à la nomination des juges de la Cour suprême.
il y aura une charte des droits limitée, qui s’appliquera à tous les Canadiens.
Un mode de révision donne un veto sur les modifications au Québec et à l’Ontario, les deux plus grandes provinces. L’usage du français devant les tribunaux et à l’assemblée législative provinciale sera élargi. Bourassa souscrit à tous ces points et il est convenu qu’une entente protocolaire en vue d’une nouvelle charte canadienne sera conclue lors d’une conférence fédérale-provinciale à victoria, en juin 1971.
au dernier moment, intimidé par les protestations du Québec, Bourassa hésite. il a besoin de plus de temps, mais, avec le temps, il hésite de plus en plus. Finalement, il refuse de signer. L’entente ne le satisfait pas mais que faut-il de plus pour le satisfaire ? Pour les séparatistes, la meilleure solution consiste à ne pas signer. Les nationalistes du Québec, une composante importante du cabinet de Bourassa et de la fonction publique provinciale, sont fascinés quant à eux par l’idée d’un Canada constitué de
« deux nations », ce qui signifie que le Québec et le reste du pays négocieront d’égal à égal. il y a également le désir d’obtenir plus de pouvoirs fédéraux, plus importants. Comme le dit un fonctionnaire à tendance séparatiste à Jean Chrétien, qui est alors un ministre de second plan du cabinet de trudeau,
« nous nous séparerons du Canada de la même façon que le Canada s’est séparé de l’angleterre : nous couperons les liens un à la fois, une concession par-ci, une autre par-là, et au bout du compte, il n’y aura plus rien19 ». Ce n’est pas ce que fait la Charte de victoria ; elle n’est donc pas compatible avec leur vision d’un Québec autonome et puissant. Un tel Québec, lié davantage par traité que par une constitution démocratique, est impossible, du moins en ce qui concerne le Canada anglais et, par conséquent, la charte de victoria n’aboutit pas. Le facteur le plus important du refus n’est pas la question constitutionnelle mais la crainte – la crainte à l’effet qu’une vague anglophone submerge l’identité des francophones du Québec.
La crainte de l’anglais demeure une question importante dans la politique du Québec pendant le reste des années 1970. depuis toujours, les gouvernements québécois ont adopté le laissez-faire à l’égard des questions linguistiques : laisser les anglais faire une chose et les Canadiens français une autre. Près de 20 pour cent de la population de la province est anglophone, soit 880 000 personnes. il est vrai que, si les Québécois anglais étaient demeurés dans la province, ils seraient 700 000 de plus ; mais ce n’est pas le cas. en fait, la proportion d’anglophones est maintenue par l’arrivée des immigrants. Fait plus important, la proportion de francophones diminue au Canada, tout comme la proportion de Québécois au sein de la population canadienne. L’équilibre interne du Québec est moins inquiétant que la lente diminution du poids de la province au sein du pays – et il ne faut 15 • deux naTionalismes