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1917 ou 1918. de toute évidence, Lapointe craint, sans toutefois le dire ouvertement, qu’en cas de déclaration d’une nouvelle guerre, il se pourrait que le Québec refuse toute coopération ou pire encore.
au Québec, le virage à droite est loin d’être universel mais on peut malgré tout dire sans risque de se tromper que, dans les années 1930, la portion francophone de la province vit presque entièrement repliée sur elle-même, si l’on excepte les transactions d’une petite élite politique et commerciale au sommet et les contacts nombreux mais sans conséquences entre Canadiens anglais et français de la rue. dans certaines parties de la province, les anglais créent des garnisons de gestion dans des villes de société, avec leurs propres clubs, écoles et même parcours de golf, atterris dans un univers où les Canadiens français ne peuvent s’élever au-dessus du niveau d’un contremaître dans un atelier7. Westmount, la ville qui surplombe Montréal, a ses propres rêves et vit sa propre existence presque entièrement anglaise, que l’on soit socialiste ou le plus pur crin des Tories.
Les nationalistes surtout vivent dans un univers qui leur est propre.
en 1936, François Hertel évoque un « gouvernement fédéraliste à tendances protestantes ; la domination suprême d’un empire protestant ; la radio, le véhicule du protestantisme ; le cinéma, véhicule d’immoralité ; notre presse française elle-même (en majeure partie), catholique de nom seulement8 ».
Lorsqu’andré Laurendeau, un jeune Canadien français aux puissantes relations, cherche à étudier les anglais, leurs opinions et leurs habitudes, il s’aperçoit qu’il ne connaît aucun des centaines de milliers d’anglophones qui vivent à quelques kilomètres de chez lui.
Le stéréotype du Canadien français de l’époque, celui que l’on retrouve dans les ouvrages de fiction représentatifs, est quelqu’un dont on abuse, voire qu’on opprime, alors que celui des Canadiens anglais, bien que ceux-ci ne soient généralement pas malveillants, est celui de gens insensibles et indifférents. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de Canadiens français riches ou privilégiés qui sont tout sauf opprimés ou que certaines régions, comme celle de Québec, fonctionnent sans qu’il soit nécessaire de se préoccuper des anglais. il est question ici d’image de soi et cette image n’est pas celle d’une collaboration ni de sentiments de camaraderie avec la majorité anglaise du Canada.
tous les anglophones ne sont pas « anglais ». il y a aussi les Juifs.
Les Français les perçoivent comme distincts des anglais, l’antisémitisme canadien anglais y voit, avec ses quotas d’admission pour les Juifs à l’Université McGill, entre autres considérations neutralisantes. La perception des Juifs est aussi celle de gens intelligents, compétents et vulnérables car beaucoup d’entre eux, des immigrants récents, occupent des emplois humbles : commerçants, marchands de chiffons ou travailleurs 310
UnE HIsTOIRE dU Canada
ordinaires à côté de leur pendants canadiens-français. Les Juifs subissent les effets du mouvement « achat chez nous » des années 1930, qui presse les Canadiens français de faire leurs achats dans leurs propres commerces et non dans ceux des étrangers. Pourtant, paradoxalement, il existe un sentiment que les commerçants juifs sont meilleurs en affaires que les Canadiens français.
C’est le parti libéral qui est le grand bénéficiaire du vote des immigrants au Canada. Les libéraux ont soutenu l’immigration, c’est du moins la perception que les gens en ont. Le grand afflux d’immigrants au Canada, et à Montréal, est survenu pendant l’époque de Laurier et cela a transformé le centre de Montréal. Les immigrants accordent leur soutien à Mackenzie King et à Lapointe à l’échelon fédéral et à taschereau à l’échelon provincial. Un membre juif de l’assemblée législative, un libéral bien entendu, récolte plus de 100 pour cent des bureaux de scrutin dans sa circonscription, un fait dont le « bon » quotidien de Montréal, Le Devoir, prend bonne note.
Mais le gouvernement taschereau, vieux et corrompu, s’effondre.
en 1935, taschereau perd la plupart des jeunes membres prometteurs du Parti libéral et passe à un cheveu de perdre les élections. Le premier ministre ne sait comment faire face à la musique et un sentiment de sauve-qui-peut envahit son cabinet et son caucus. secoué par un chef de l’opposition officielle conservatrice alerte et sans pitié, Maurice duplessis, le gouvernement finit par se désintégrer. taschereau remet sa démission en mai 1936, alors que la foule se presse autour de l’assemblée législative. « La foule conspue taschereau et les Juifs », titre Le Devoir.
en août 1936, les libéraux sont chassés du pouvoir à Québec. il est facile de se concentrer sur la défaite libérale, mais le Parti libéral survit aux élections, bien qu’il ne conserve qu’une base politique plus restreinte et plus urbaine que dans le passé. Le fait véritablement important des événements politiques de cette année-là est la disparition du Parti conservateur provincial et son absorption dans une nouvelle formation politique, l’Union nationale.
« nationale » ne signifie pas vraiment « national » au sens anglais du terme, bien que ce soit la traduction officielle qu’on en donne ; ce terme renvoie à la nation canadienne-française ou est perçu comme tel9. C’est ce qui inquiète Lapointe car, si l’on permet à l’Union nationale de conforter son emprise sur le pouvoir, elle aura pour rivaux non les libéraux provinciaux à Québec mais bien les libéraux de Mackenzie King à Ottawa et, par extension, l’ensemble du système d’accommodements politiques sur lequel repose la politique à Ottawa10. Le premier ministre duplessis le saisit fort bien.
Orateur accompli et démagogue tout aussi habile, duplessis est déterminé à demeurer au pouvoir quoi qu’il advienne. Les libéraux d’Ottawa font une évaluation exacte de sa détermination à repousser les bornes de ce qui 12 • mondes hosTiles, 1930–1945