31.

Je ne pouvais plus approcher de mon bureau au Palais. On m’avait donné une semaine de congé. Je me suis dit que j’allais en prendre une supplémentaire sur mon temps de vacances. Je traînais chez moi, regardais de vieux films en vidéo, suivais mon traitement. Je suis allée courir une ou deux fois à la marina.

Je faisais même la cuisine et m’installais sur la terrasse surplombant la baie comme Chris et moi l’avions fait, le premier soir.

Au cours de l’une de ces soirées, je me suis soûlée sérieusement et j’ai joué avec mon arme de service. Martha la Douce m’a sauvée du gouffre, empêchée de franchir le pas. Et aussi l’idée que je trahirais Chris en me tuant. Je ne pouvais pas faire ça. Et puis, les filles ne me l’auraient jamais pardonné, hein ?

Je sentais une grande douleur me creuser la poitrine, pire que tout ce que j’avais éprouvé, même du temps de Negli. Je me sentais vide, privée de tout lien d’affection. Claire m’appelait trois fois par jour, mais je ne pouvais parler très longtemps, pas même à elle.

— Ce n’est pas ta faute, Lindsay. Tu n’aurais rien pu faire, me consolait-elle.

— Je sais tout ça, lui répondais-je, invariablement.

Sans pouvoir me convaincre que c’était vrai.

J’essayais surtout de me persuader que j’avais encore un but.

Les meurtres des jeunes mariés étaient résolus. Nicholas Jenks, toute honte bue, exploitait sa célébrité dans les émissions Dateline et 20/20. Mon anémie de Negli semblait en voie de rémission. Chris n’était plus là. Je m’efforçais de penser à ce que j’allais faire. Rien ne me venait à l’esprit, rien ne m’attirait particulièrement.

Je me suis souvenue alors de ce que j’avais dit à Claire au plus fort de ma peur de Negli, que « coincer ce salaud-là me donnait la volonté de continuer à lutter ».

Ça ne se limitait pas à une question de bien ou de mal, de culpabilité ou d’innocence. Ça concernait ce à quoi j’étais bonne et ce que j’aimais faire.

Quatre jours après la fusillade, j’ai assisté à l’enterrement de Chris. Il avait lieu dans une église catholique d’Hayward, où il était né.

J’ai pris ma place auprès de Roth et Jacobi. Et du DG Mercer, dans son uniforme bleu.

Mais mon cœur me faisait tellement mal. Je voulais être auprès de Chris, tout près.

J’ai vu son ex-femme et ses deux fils lutter pour ne pas s’effondrer. J’ai pensé combien je leur étais proche. Et qu’ils ne le savaient pas.

Un héros de la police, on le couvrait d’éloges.

Un type de marketing, ai-je songé en souriant. Et puis, je me suis mise à pleurer.

À mon grand étonnement, Jacobi m’a pris la main. Et à mon non moins grand étonnement, j’ai senti que je lui rendais sa pression. Vas-y, semblait-il me dire. Vas-y, pleure.

Plus tard, au bord de la tombe, je me suis approchée de Marion, l’ex-femme de Chris.

— Je voulais vous rencontrer, lui ai-je dit, j’étais près de lui quand il est mort.

Elle m’a regardée avec ce courage fragile que seule une autre femme peut comprendre.

— Je sais qui vous êtes, m’a-t-elle répondu avec un sourire de compassion. Vous êtes jolie. Chris m’a dit que vous étiez très jolie. Et intelligente.

Je lui ai saisi la main en souriant. On s’est serré très fort.

— Il m’a dit aussi que vous étiez très brave.

J’ai senti les larmes me monter aux yeux. Puis elle m’a pris le bras en me disant la seule chose que j’avais envie d’entendre.

— Pourquoi ne pas rester avec la famille, Lindsay.

Le DPSF a enterré Chris en héros. Des joueurs de cornemuse ont ouvert la cérémonie avec des accents tristes et funèbres. Des rangées et des rangées de policiers en uniforme bleu. Vingt et une salves.

Une fois tout terminé, je m’en suis retournée vers ma voiture, en me demandant ce que j’allais faire, mon Dieu.

Aux portes du cimetière, j’ai aperçu Cindy, Jill et Claire qui m’attendaient.

Je me suis immobilisée, mes jambes ne me portaient plus. Si elles ne faisaient pas le premier pas, j’allais m’effondrer.

— Pourquoi ne rentres-tu pas avec nous ? m’a dit Claire.

D’une voix brisée, pouvant à peine articuler :

— Ça devait être moi, pas lui, leur ai-je répliqué.

Alors, l’une après l’autre, elles m’ont prise dans leurs bras. Puis je les ai entourées des miens, me fondant dans cette étreinte commune autant que je le pouvais. On s’est retrouvées en pleurs toutes les quatre.

— Ne me quittez jamais, les filles.

— Te quitter ? s’est récriée Jill, en ouvrant de grands yeux.

— Aucune de nous, m’a promis Cindy. On fait équipe, t’as pas oublié ? On sera toujours ensemble.

Claire m’a attrapé le bras.

— On t’aime, ma douce, m’a-t-elle murmuré.

On a quitté le cimetière bras dessus bras dessous. Une brise fraîche a séché nos larmes.

À six heures, ce soir-là, j’étais de retour dans les murs du palais de justice.

J’avais quelque chose d’important à y faire.

Dans le hall d’entrée, la première chose qu’on voit c’est une grande plaque de marbre : elle porte quatre-vingt-treize noms, quatre-vingt-onze d’hommes et deux de femmes qui sont morts sous l’uniforme du DP de San Francisco. Un graveur travaille sur la plaque.

C’est une règle tacite des forces de l’ordre qu’on ne les compte jamais. Ce soir, j’y contreviens. Quatre-vingt-treize. À commencer par James S. Coonts, le 5 octobre 1878, à la création du DPSF.

Demain, un nom de plus y figurera, celui de Christopher John Raleigh. Le maire sera présent, Mercer aussi. Les journalistes qui couvriront l’événement. Marion et les garçons. Il passera à la postérité comme héros de la police. Je serai là, moi aussi.

Mais ce soir, je ne veux ni discours ni cérémonie. Ce soir, c’est entre lui et moi.

Le graveur termine son ouvrage. J’attends pendant qu’il ponce le marbre, puis aspire la moindre particule de poussière. Alors je m’avance et passe la main sur le marbre lisse. Sur son nom.

Christopher John Raleigh.

Le graveur me regarde. Il voit la douleur qui emplit mes yeux de larmes.

— Vous le connaissiez, hein ?

J’incline la tête. Du tréfonds de mon cœur, un sourire a surgi.

Je le connaissais.

— On faisait équipe, lui dis-je.

 

1er à mourir
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