14.
Cela faisait maintenant six ans que je côtoyais des cadavres. Mais ce que j’ai vu m’a fait frissonner de dégoût.
Les corps mutilés des mariés étaient allongés côte à côte, sur des civières, le visage figé au moment horrifique de leur mort.
David et Mélanie Brandt.
Leur expression spectrale affirmait plus fortement que jamais que la vie n’est régie ni par la justice ni par la clémence. Je me suis concentrée sur la figure de Mélanie. La veille, dans sa robe de mariée, elle m’avait paru tragique et tranquille.
Aujourd’hui, dans sa pleine nudité tailladée, son corps était figé dans une pose horrible et grotesque. Tout ce que j’avais enfoui au plus profond de moi est remonté précipitamment à la surface.
Six années à la crime et je n’avais jamais détourné les yeux. Je les ai détournés à présent.
J’ai senti Claire me soutenir par le bras et me suis laissée aller contre elle.
Je fus surprise de constater que c’était contre Raleigh. Je me suis redressée, furieuse et embarrassée.
— Merci, ça va, lui ai-je soufflé.
— Ça fait huit ans que je fais ce boulot, a dit Claire et, cette fois, j’ai eu envie de détourner les yeux, moi aussi.
Elle a ramassé un dossier sur une table d’examen près de David Brandt. Elle a montré du doigt la blessure au couteau béante, à vif, sur sa poitrine, à gauche.
— On l’a poignardé une fois dans le ventricule droit. Vous pouvez voir ici que la lame en pénétrant a percé la jointure entre la quatrième côte et le sternum. Elle a rompu le nœud auriculo-ventriculaire qui assure la conductibilité myocardique. Techniquement, le cœur s’est arrêté.
— Il est mort d’une crise cardiaque ? a demandé Raleigh.
Elle a enfilé une paire de gants chirurgicaux qui ont masqué ses mains aux ongles laqués de rouge.
— D’une dissociation électromécanique. Ce qui est une façon élégante de décrire ce qui se passe quand on vous poignarde en plein cœur.
— Et l’arme ? l’ai-je interrompue.
— Au stade actuel, tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’une lame standard. Aucune marque distinctive au point d’entrée. Une chose est sûre, c’est que l’assassin est de taille moyenne, entre un mètre soixante-dix et un mètre soixante-quinze, droitier, tout cela en se basant sur l’angle d’impact. Vous pouvez voir ici que l’incision est légèrement en biseau vers le haut. Ici, a-t-elle fait, en sondant la plaie. Le jeune marié faisait un mètre quatre-vingts. Chez sa femme, qui mesurait un mètre soixante-cinq, la première entaille est en biseau vers le bas.
J’ai cherché des abrasions sur les mains et les bras du marié.
— Des traces de lutte ?
— Impossible. Le pauvre garçon était effrayé et affolé.
J’ai opiné en baissant les yeux sur le visage du jeune marié.
Claire a fait non de la tête.
— Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire. Les garçons de Charlie Clapper ont récupéré des échantillons de liquide sur les chaussures du marié et le plancher de l’entrée où on l’a retrouvé.
Elle leur montra une fiole contenant quelques gouttes d’un liquide trouble.
Raleigh et moi, nous l’avons regardée sans comprendre.
— De l’urine, nous a expliqué Claire. Le pauvre garçon a apparemment tout lâché dans son froc. Ça a dû être un sacré jet.
Elle a remonté un drap blanc sur le visage de David Brandt en hochant la tête.
— Je suppose que c’est un secret que nous pouvons garder entre nous. Malheureusement, a-t-elle ajouté en soupirant, les choses ne se sont pas passées aussi rapidement pour la mariée.
Elle nous a conduits devant la civière où reposait cette dernière.
— Peut-être l’a-t-elle surpris. On voit sur ses poignets et ses mains des traces de lutte. Ici, a-t-elle fait en pointant du doigt une abrasion rougie sur le cou. J’ai essayé de prélever du tissu de sous ses ongles, on verra ce que ça donnera. Bref, la première blessure se situe dans la partie supérieure de l’abdomen et a perforé les poumons. Avec le temps, étant donné les pertes de sang, c’est ce qui a pu causer la mort.
Elle a désigné une seconde, puis une troisième vilaine incision sous le sein gauche, situées comme chez le jeune marié.
— Son péricarde était si plein de sang qu’on aurait pu le tordre comme une lavette humide.
— Tu redeviens technique, ai-je dit.
— L’enveloppe en forme de sac qui contient le cœur. Le sang s’y rassemble et comprime le muscle tant et si bien que le cœur ne peut plus se remplir du sang qui boucle sa grande circulation. Et il finit par s’étrangler lui-même.
L’image du cœur de la mariée s’étouffant dans son propre sang me donna le frisson.
— On dirait qu’il veut dupliquer les plaies, ai-je dit en examinant les points d’entrée de la lame.
— J’ai pensé à ça, fit Claire. Droit fil jusqu’au cœur.
Raleigh a froncé le sourcil.
— Alors l’assassin pourrait être un professionnel ?
Claire a haussé les épaules.
— Si l’on s’en tient au descriptif des plaies, peut-être. Mais je ne le crois pas.
Sa voix hésitait. J’ai levé les yeux et j’ai fixé les siens.
— Ce que j’ai besoin de savoir, c’est si elle a subi des violences sexuelles ?
Elle a dégluti.
— Il y a des traces évidentes de pénétration post-mortem. La muqueuse vaginale a été grièvement élargie, et j’ai découvert des petites lacérations au niveau de l’entrée.
Mon corps s’est raidi sous l’effet de la rage.
— Elle a été violée.
— Si elle l’a été, a répliqué Claire, ça s’est passé de façon très moche. Je n’ai jamais vu de cavité vaginale aussi distendue. À franchement parler, je ne crois pas qu’il s’agisse de pénétration pénienne.
— D’un instrument contondant ? a demandé Raleigh.
— Certainement assez large... mais il y a des abrasions le long des parois vaginales compatibles avec une chose en forme d’anneau.
Claire a repris son souffle.
— Personnellement, je parierais pour un poing.
La nature choquante et violente de la mort de Mélanie Brandt me fit à nouveau frissonner. On l’avait mutilée, profanée. Un poing. Il y avait là une sauvagerie brutale, déterminée et définitive. Son agresseur n’avait pas simplement tenté de réaliser son fantasme cauchemardesque mais avait voulu aussi la mortifier. Pourquoi ?
— Si vous pouvez intégrer une chose encore, suivez-moi, a dit Claire.
Elle nous a menés dans un laboratoire adjacent par une porte battante.
Sur une couche de papier stérile blanc reposait la veste de smoking souillée de sang que nous avions trouvée près du marié.
Claire l’a soulevée par le col.
— Clapper me l’a prêtée. Bien entendu, le truc évident, c’était de confirmer à qui était le sang qui se trouvait dessus.
Le pan de gauche, devant, portait l’entaille fatale et était maculé de sang sombre.
— Où ça devient vraiment intéressant, c’est que je n’ai pas trouvé que du sang de David Brandt sur la veste, nous a dit Claire.
Raleigh et moi, surpris, sommes restés bouche bée.
— Celui du tueur ? a-t-il dit, ouvrant de grands yeux.
Elle a fait non.
— Non, celui de la mariée.
Je me suis remémoré rapidement la scène de crime. Le marié avait été tué près de la porte ; sa femme, à quinze mètres de là, dans la chambre nuptiale.
— Comment le sang de la mariée a-t-il pu se trouver sur sa veste ? ai-je dit, en pleine confusion.
— La même question m’a posé problème. Alors j’ai tout repris depuis le début et j’ai plaqué la veste sur le torse du marié. La déchirure ne correspond pas tout à fait à la plaie. Regardez, la blessure du marié se trouve ici. À hauteur de la quatrième côte. La veste est tailladée dix centimètres plus haut. En y regardant de plus près, cette saleté de veste n’est même pas de la même marque que le pantalon. Elle vient de chez Joseph Abboud.
Claire m’a fait un clin d’œil, en me voyant me torturer les méninges.
La veste n’était pas celle du marié. Elle appartenait à celui qui l’avait tué.
Claire a fait des yeux ronds.
— Il n’y a pas de professionnel qui tienne. Aucun de ceux que je connais ne laisserait ça derrière lui.
— Il a peut-être juste tenté d’utiliser le mariage comme couverture, a suggéré Raleigh.
Une autre possibilité, bien plus glaçante, m’avait déjà frappée.
— Ça peut être l’un des invités.