27.
J’ai pointé tôt le lundi matin, un peu nerveuse à l’idée de revoir Raleigh à la suite de notre dîner dansant, me demandant où tout cela nous mènerait, quand Paul Chin, l’un des inspecteurs du groupe d’intervention, s’est précipité vers moi.
— Lindsay, il y a une femme dans la salle d’interrogatoire n° 4 dont je crois que vous devriez entendre le témoignage.
Depuis la diffusion d’un signalement de l’agresseur sur les ondes, des gens avaient appelé avec des témoignages erronés et des pistes en impasse. L’un des boulots de Chin était de les vérifier, quelle que soit leur invraisemblance.
— C’est une dingue ou une fan de la police, celle-là ? ai-je demandé avec un sourire sceptique.
— Je crois que c’est une vraie de vraie, a fait Chin. Elle a assisté au premier mariage en invitée.
J’ai quasiment bondi de mon fauteuil pour le suivre. En sortant de la salle de garde, j’ai aperçu Raleigh qui arrivait. Chris.
L’espace d’un instant, un frisson de plaisir m’a parcourue. Il était parti vers onze heures, après qu’on eut sifflé les deux bouteilles de vin. On a dîné, discuté de nos boulots respectifs dans les forces de l’ordre, puis des hauts et des bas de nos vies maritales et de nos célibats.
Ça avait été une agréable soirée. Qui avait ôté la pression de l’affaire. J’en avais même oublié Negli.
Ce qui m’effrayait un peu, c’était le tremblement intérieur qui me soufflait qu’il pourrait y avoir quelque chose de plus. Je m’étais surprise à le dévisager vendredi soir, pendant qu’il m’aidait à débarrasser la table, en songeant à une autre époque...
J’ai croisé Raleigh qui portait un café et un journal.
— Chin a un témoin dans la quatre, lui ai-je dit en lui prenant le bras. Elle déclare avoir vu l’agresseur. Vous voulez venir ?
Dans ma hâte, je l’avais déjà dépassé, sans même lui accorder une seconde pour se ressaisir. Il a déposé son journal sur le bureau de notre planton et enfilé l’escalier.
Dans l’étroite salle d’interrogatoire était assise une femme élégante et séduisante d’une cinquantaine d’années. Chin me la présenta : Laurie Birnbaum. Elle m’a paru tendue, nerveuse.
Chin s’est assis à côté d’elle.
— Madame Birnbaum, voudriez-vous redire à l’inspecteur Boxer ce que vous venez de me raconter ?
Elle était très effrayée.
— C’est la barbe qui m’a fait me rappeler. Je n’y avais jamais repensé jusqu’à aujourd’hui. C’est si affreux.
— Vous avez assisté au mariage Brandt ? lui ai-je demandé.
— Oui, nous étions invités par la famille de la mariée, m’a-t-elle répondu. Mon mari travaille avec le chancelier Weil à l’université.
Elle a bu une gorgée de café avec nervosité.
— Ça s’est passé très brièvement. Mais ça m’a donné le frisson.
Chin a enclenché un magnéto portatif.
— Je vous en prie, continuez, lui ai-je dit d’un ton apaisant.
Une fois de plus, je me suis sentie proche de lui – ce salopard à barbe rousse.
— Je me tenais près de lui. Il avait cette barbe rousse grisonnante. Un genre de bouc. Comme on en porte à Los Angeles. Il avait l’air plus vieux, quarante-cinq ans, cinquante peut-être, mais il avait un drôle d’air. Je ne m’exprime pas bien, hein ?
— Vous lui avez parlé ? ai-je demandé, tâchant de lui communiquer que même si elle n’avait pas l’habitude, moi si. Même mes collègues masculins reconnaissaient que j’étais la meilleure de l’étage pour le question-réponse. Ils disaient en plaisantant que c’était « un truc de nana ».
— Je venais de quitter la piste, s’est-elle souvenue, et, en levant les yeux, je l’ai vu planté là. J’ai dit quelque chose comme « Belle fête... du côté du marié ou de la mariée ? » Un instant, je l’ai même trouvé plutôt séduisant. Alors, il m’a comme fusillée du regard. Et je l’ai pris pour l’un de ces banquiers d’affaires arrogants, du côté Brandt.
— Que vous a-t-il dit ? ai-je fait.
Elle s’est massée le front, s’efforçant de se souvenir.
— Il m’a répondu d’une façon très étrange qu’ils avaient de la chance.
— Qui avait de la chance ?
— David et Mélanie. J’ai sans doute répondu : « Vous ne trouvez pas qu’ils en ont ? » Ils formaient un si beau couple, tous les deux. Et il m’a répliqué : « Oh, mais si, ils ont de la chance. »
Elle m’a regardée, très troublée.
— Il a aussi ajouté autre chose... qu’ils étaient « élus ».
— Elus ?
— Oui, il m’a fait : « Oh mais si, ils ont de la chance... vous pouvez même dire qu’ils sont élus. »
— Il portait le bouc, dites-vous ?
— C’est ça qui était très bizarre. Sa barbe le vieillissait, mais tout le reste de sa personne était jeune.
— Le reste de sa personne ? Comment ça ?
— Son visage, sa voix. Je sais que ça doit sembler étrange, mais ça n’a duré qu’un instant, quand j’ai quitté la piste de danse.
On avait obtenu d’elle le maximum. Taille, couleur de cheveux, tenue vestimentaire. Le tout confirmait les rares détails déjà en notre possession. L’assassin avait une petite barbe roussâtre et portait un smoking – dont il avait abandonné la veste dans la suite du Mandarin.
Je brûlais d’un feu intérieur. J’étais certaine que Laurie Birnbaum était fiable. La barbe. Le smok. On reconstituait peu à peu son apparence.
— Y a-t-il autre chose ? Quelque chose qui vous aurait sauté aux yeux ? Un signe particulier ? Un tic ?
Elle a fait non de la tête.
— Ça s’est passé si vite. C’est seulement quand j’ai vu le portrait de lui dans le Chronicle...
J’ai regardé Chin, lui signifiant par là qu’il était temps de convoquer un dessinateur pour peaufiner les détails. Je l’ai remerciée et suis retournée à mon bureau. On établirait un portrait-robot d’après ses dires qu’on utiliserait avec celui établi d’après le témoignage de Maryanne Perkins de chez Saks.
L’enquête criminelle était entrée dans une nouvelle phase. Elle devenait brûlante. On avait une planque opérationnelle devant la Boutique des mariages de chez Saks. L’une après l’autre, on contactait les personnes dont le nom figurait sur la liste du magasin, toutes celles qui avaient commandé une robe de mariée au cours de ces derniers mois.
Le cœur me cognait. Le visage que j’avais imaginé, mon rêve du barbu roux, se mettait en place. Je sentais qu’on le cernait.
Mon téléphone a sonné.
— Ici, Boxer, ai-je répondu, tout en parcourant les noms du registre des mariages de chez Saks.
— McBride à l’appareil, a fait une voix sourde d’un ton pressant. Je suis un inspecteur de la crime de Cleveland.