8.

Cindy et moi, on en était déjà à notre deuxième margarita quand Claire a fait son entrée. Même à trois mètres, son sourire parut illuminer toute la pièce. Je me suis levée et je l’ai serrée très fort dans mes bras.

— Z’avez pas pu attendre Big Mama ? a-t-elle fait, en repérant la collection de verres vides.

— La journée a été longue, lui ai-je expliqué. Salue Cindy.

— Enchantée, a dit Claire, en lui serrant la main.

Bien que date ait été prise entre elle et moi, Claire était de celles qui s’adaptaient facilement à tout ce qui se présentait.

— Lindsay m’a parlé de vous, a fait Cindy, couvrant le boucan.

— La plupart de ce qu’elle vous a dit est vrai, à moins qu’elle ne vous ait raconté que j’étais une espèce de crack de la médecine légale, a fait Claire avec un grand sourire.

— En fait, elle s’est bornée à me dire que vous étiez l’une de ses très bonnes amies.

Chez Susie était un café plein d’animation aux murs en trompe-l’œil, où l’on servait des plats antillais assez bons. On y jouait un peu de reggae et un peu de jazz. C’était un endroit où l’on pouvait se lâcher, parler, crier et même faire un billard.

Loretta, notre serveuse attitrée, est arrivée et on a poussé Claire à se prendre une margarita perso, tout en commandant une autre tournée d’ailes de poulet épicées.

— Raconte-moi la remise de diplôme de Reggie, ai-je dit.

Claire a subtilisé une aile dans notre plat et hoché la tête tristement.

— Ça fait du bien d’apprendre qu’après tant d’années d’études, ils peuvent dire autre chose qu’à donf, elle est bonne ou ça craint un max. Ils ressemblent à une bande de jeunes rappeurs frimeurs, mais les grossièretés les plus énormes, ils finiront par s’en débarrasser, un jour ou l’autre.

— Si c’est pas le cas, il leur restera toujours l’académie de police, lui ai-je dit en souriant, prise d’un léger vertige.

Claire m’a souri.

— Je suis ravie de te voir ayant repris du poil de la bête. Quand on s’est parlé l’autre jour, on aurait dit que Joyeux t’écrasait les orteils de tout son poids avec ses pompes craignos.

— Joyeux ? demanda Cindy.

— Mon patron. On l’a surnommé comme ça, car son respect de l’humanité de ceux sous ses ordres nous met le cœur en joie.

— Ah bon, j’ai cru que vous parliez de mon rédac’chef, a ricané Cindy. Ce mec est heureux uniquement quand il peut menacer quelqu’un de lui supprimer ses avantages. Il ne se doute absolument pas comme il peut être condescendant et dévalorisant.

— Cindy travaille au Chronicle, ai-je précisé à Claire, en voyant sa réaction de surprise.

Il existait une zone tacitement interdite entre la police et la presse. Pour la survoler, en tant que journaliste, il fallait le mériter.

— Tu écris tes mémoires, ma petite ? m’a demandé Claire avec un sourire prudent.

— Peut-être.

La version courte. Mais avec des tas de choses à dire.

On a servi à Claire sa margarita et on a levé nos verres.

— Aux puissances régnantes, ai-je porté mon toast.

Cindy a éclaté de rire.

— Aux puissances merdiques, celles des enfoirés et des m’as-tu-vu, qui essaient de nous maintenir sous le joug.

Claire a glapi son approbation et l’on a trinqué comme les plus vieilles amies du monde.

— Vous savez, quand je suis entrée au journal, a fait Cindy, grignotant une aile, l’un des vieux de la vieille m’a raconté que c’était l’anniversaire du rédac’chef dont je parlais. Alors je lui ai envoyé un e-mail de bon anniversaire. Je me suis dit que comme il était mon patron et tout ça, c’était un moyen de briser la glace, de lui arracher peut-être un sourire. Un peu plus tard dans la journée, ce connard me convoque. Il est tout sourire, toute politesse dehors. Il a des sourcils broussailleux, touffus comme des queues d’écureuil. Il me désigne de la tête le siège en face de lui. Je me dis alors, tiens... ce mec est humain en fin de compte.

Claire a souri. J’ai vidé avec enthousiasme le fond de mon second verre.

— Alors ce salopard me balance, l’air matois : « Thomas, dans l’heure et demie qui vient, soixante de mes journalistes vont prendre tout ce qui n’a pas le sens commun dans cette saloperie de monde et se débrouiller, peu ou prou, à le faire tenir en quarante pages maxi. Mais c’est rassurant de savoir que, alors que tout un chacun court follement contre la montre, vous avez le temps de coller un gentil petit soleil sur ma journée. » Il a terminé en me donnant une semaine pour choisir le vainqueur d’un concours de classe de cinquième intitulé « Pourquoi je veux être rédacteur en chef d’un jour ».

J’ai éclaté de rire et j’ai restitué un peu du contenu de mon verre.

— Ça entre dans la catégorie « Aucune bonne action ne demeure impunie ». Qu’est-ce que tu as fait ?

Cindy s’est fendue d’un large sourire.

— J’ai prévenu par e-mail tout le service que c’était l’anniversaire du boss. Ces cons-là n’ont pas arrêté de se faire jeter de son bureau, blancs comme un linge, toute la journée.

Loretta est revenue faire un tour et on a commandé : du poulet sauce piquante, des fajitas et une grosse salade pour trois. Plus trois Dos Equis pour faire passer le tout. On a arrosé nos ailes de Toasty Lady, cette sauce jamaïcaine meurtrière, et regardé l’œil de Cindy devenir vitreux sous le violent coup de semonce.

— Rite initiatique, ai-je fait en souriant, maintenant, tu es des nôtres.

— C’est soit la sauce piquante soit un tatouage, a claironné Claire, pince-sans-rire.

Cindy a semblé évaluer l’info puis, en se retournant, elle a remonté une manche de son T-shirt. Et nous a exposé deux petites clefs de sol gravées au gras de l’épaule.

— Le revers d’une éducation traditionnelle, nous a-t-elle dit avec un petit sourire.

Mon regard a croisé celui de Claire  – et on a rugi toutes les deux notre approbation.

Puis Claire a soulevé d’un geste brusque son chemisier en piquant un fard. Juste en dessous de son ample taille brune, elle nous a révélé le dessin d’un minuscule papillon.

— Lindsay m’a mise au défi un jour, a-t-elle admis. C’était après ta rupture avec ce procureur de San José. On est descendues à Big Sur le soir même. Entre nanas. Pour décompresser. Et pour finir, on est rentrées avec ça.

— Eh bien, où est le tien ? m’a demandé Cindy en se tournant vers moi.

— J’peux pas te le montrer.

— Allez, m’a-t-elle encouragé. Voyons ça.

Avec un soupir, j’ai roulé sur ma fesse gauche tout en me tapotant la droite.

— C’est un gecko de quelques centimètres. Avec une toute petite queue, vraiment mimi. Quand un suspect m’en fait voir de dures, je le colle contre le mur en le menaçant de le lui fourrer sous le nez de si près qu’il le prendra pour Godzilla.

Un silence chaleureux nous a enveloppées. Pendant un instant, le visage de David et Mélanie Brandt, et même Negli, m’ont semblé à des millions de kilomètres. On se payait du bon temps, c’est tout.

J’ai senti quelque chose survenir, qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps et dont j’avais sacrément besoin.

Je me suis sentie en phase.

 

1er à mourir
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