1.
Jill Bernhardt, substitut du DA, à laquelle on avait assigné l’affaire des jeunes mariés, après s’être débarrassée de ses Ferragamos, a étendu confortablement ses jambes sur le fauteuil de cuir derrière son bureau. Elle m’a dévisagée de son œil bleu vif.
— Allons droit au but. Vous pensez que le tueur des jeunes mariés c’est Nicholas Jenks ? m’a-t-elle demandé.
— J’en suis sûre, ai-je affirmé.
Jill était mate de peau, séduisante de façon désarmante. Des cheveux bouclés d’un noir de jais encadraient un visage en ovale. C’était une battante, trente-quatre ans et la star montante du bureau de Bennett Sinclair.
Il suffisait de savoir que c’était Jill, procureur de troisième année, qui avait mené l’affaire La Frade, où l’ancien adjoint du maire fut mis en examen pour trafic d’influence. Personne, le DA inclus, ne désirait couler sa carrière en s’attaquant au puissant collecteur de fonds. Jill le coinça, le mit à l’ombre pour une vingtaine d’années. Elle fut promue et occupait maintenant le bureau voisin de celui de Big Ben en personne.
À tour de rôle, Raleigh et moi avons énuméré ce qui reliait Nicholas Jenks au triple double meurtre : le Champagne trouvé sur la scène du premier crime ; sa participation dans les Vignobles de Sparrow Ridge ; sa liaison explosive avec Kathy Voskuhl, la troisième mariée.
Jill a éclaté d’un rire franc et sonore.
— Si vous voulez arrêter ce type parce qu’il a foutu la vie de quelqu’un en l’air, ça sera sans moi. Essayez du côté de l’Examiner. Par ici, j’ai bien peur qu’il nous faille des faits.
— On l’a connecté à trois doubles meurtres, Jill, lui ai-je rappelé.
Elle a eu un sourire sceptique qui signifiait « Désolée, il faudra repasser ».
— La piste Champagne pourrait fonctionner, si vous l’aviez coincé. Ce qui n’est pas le cas. Le partenariat foncier ne mène à rien. Rien de tout ça ne le rattache directement à un seul des crimes. Un personnage public comme Nicholas Jenks – doté des relations qu’il a – l’on ne s’amuse pas à l’accuser sans preuves substantielles.
Elle a poussé sur le côté une montagne de dossiers.
— Vous voulez pêcher au gros, les gars ? Allez vous chercher une canne plus solide.
Je suis restée bouche bée devant sa réaction coupante à notre affaire.
— Je n’en suis pas à ma première enquête criminelle, Jill.
Elle a eu un mouvement du menton.
— Et moi, je n’en suis pas non plus à ma première affaire faisant la une.
Puis elle a souri, s’est radoucie.
— Pardon, m’a-t-elle dit. C’est l’une des expressions préférées de Bennett. Je dois passer beaucoup trop de temps parmi les requins.
— Il s’agit d’un assassin multirécidiviste, a ajouté Raleigh, la frustration se lisant de plus en plus dans ses yeux.
Jill était dotée d’une résistance implacable, genre « prouvez-le-moi ». Ayant déjà travaillé avec elle sur des affaires criminelles à deux reprises, je savais qu’elle était infatigable et bien préparée, quand elle se trouvait dans le prétoire. Une fois, elle m’avait invitée à aller « à la pêche » avec elle, au cours d’un procès où j’étais témoin. J’avais renoncé, en nage, au bout d’une demi-heure exténuante, alors que Jill, questionnant sans répit, avait poursuivi à une folle allure, quarante-cinq minutes non-stop. Deux années après sa sortie de l’Ecole, elle avait épousé un jeune associé d’une des premières sociétés de capital-risque de la ville, dépassé un bataillon de procureurs carriéristes pour se retrouver bras droit du DA. Dans une ville de « battants », Jill était le genre de fille pour qui tout baignait.
Je lui ai passé le photogramme du Hall of Fame, puis la photo de Nicholas Jenks. Elle les a examinés, puis haussé les épaules.
— Tu sais ce qu’un expert cité par la partie adverse en ferait ? C’est du pipi de chat. Si la police de Cleveland pense pouvoir obtenir un verdict de culpabilité avec ça, sans moi.
— Je ne veux pas que Cleveland me vole Jenks, ai-je répliqué.
— Alors reviens me trouver avec quelque chose que je puisse présenter à Big Ben.
— Pourquoi ne pas lancer une perquisition ? suggéra Raleigh. On serait peut-être à même de vérifier si la bouteille de Champagne du premier meurtre fait partie du lot qu’il a acheté.
— Je pourrais soumettre l’idée à un juge, songea Jill à voix haute. Il doit bien exister un membre de la magistrature qui pense que Jenks a assez fait de mal comme ça à la littérature pour le mettre hors d’état de nuire. Mais je crois que vous commettriez une erreur.
— Pourquoi ?
— Une pute accro au crack, elle, on peut l’arrêter sur de simples présomptions. Dans le cas d’un Nicholas Jenks, mieux vaut une mise en examen. Si vous le prévenez que vous l’avez dans le collimateur, vous passerez plus de temps à repousser ses avocats et la presse qu’à constituer le dossier. Si c’est lui, vous n’aurez qu’une chance, et une seule, de dénicher ce qui vous permettra de l’épingler. Pour l’instant, il vous faut davantage.
— Claire a dans son labo un poil de barbe lié au second meurtre, celui des DeGeorge, ai-je dit. On peut obliger Jenks à nous donner un échantillon de la sienne.
Elle a fait non de la tête.
— Avec ce que vous avez en votre possession, son acceptation serait purement volontaire de sa part. Sans parler de ce que vous pourriez perdre si vous vous trompez.
— Tu veux dire en négligeant d’autres pistes ?
— Je veux dire sur un plan politique – et personnel. Tu connais la règle du jeu, Lindsay.
Elle a rivé son regard d’un bleu intense sur moi. Je voyais d’ici les gros titres, retournant l’affaire contre nous. Dans le genre des plantages O. J. Simpson et Jon Benet Ramsey. Dans les deux cas, il semblait que la police était autant en accusation que les coupables potentiels.
Jill s’est levée, a défroissé sa jupe bleu marine, s’est penchée au-dessus de son bureau.
— Ecoute, si ce type est coupable, j’aimerais le mettre en pièces tout autant que toi. Mais tout ce que vous m’apportez c’est une malheureuse préférence pour une marque de Champagne et un témoin oculaire à sa troisième vodka tonic. À Cleveland du moins, ils ont une liaison antérieure avec l’une des victimes, ce qui procure un mobile possible, mais pour l’instant, aucune des deux juridictions n’a assez d’éléments pour aller plus avant. En outre, a admis Jill pour finir, deux des personnages les plus médiatisés de la ville surveillent chacun de mes mouvements, tu crois vraiment que le DA et le maire laisseront passer ça ?
Puis, en me fixant sans se lasser :
— Tu es certaine que c’est lui, Lindsay ?
Il était lié aux trois affaires. La voix désespérée de Christine Kogut résonnait clairement dans ma tête. J’ai gratifié Jill de mon ton le plus convaincu.
— C’est lui le tueur.
Elle a contourné son bureau.
— Tu me le paieras cher si jamais ça ruine toutes mes chances de publier mes mémoires à la quarantaine, a-t-elle fait avec un demi-sourire.
Au-delà du sarcasme, j’ai vu une lueur flamber dans l’œil de Jill Bernhardt, la même lueur résolue que j’y avais vue quand elle allait « à la pêche ». Ça m’a atteinte comme une giclée de bombe lacrymo.
— Banco, Lindsay.
J’ignorais à quoi carburait Jill. Le pouvoir ? Le désir de bien faire ? La manie de se surpasser ? Quoi que ce fût, je ne pensais pas que ce soit très éloigné de ce qui me consumait déjà intérieurement.
Mais en l’écoutant établir avec à propos les grandes lignes de ce qu’il nous fallait pour obtenir une condamnation, une idée des plus tentantes s’est emparée de moi.
Celle de lui faire rencontrer Claire et Cindy.