13.
La plaisanterie sur la morgue, qui court à la crime, c’est qu’en dépit de son climat dégueu l’endroit est idéal pour bosser. Rien de tel que l’odeur âcre du formol ou l’éclat déprimant des couloirs carrelés comme à l’hosto pour transformer la corvée de suivre des pistes mortes et enterrées en inspiration.
Mais, comme on dit, c’est là qu’on trouve les corps.
Ça, et puis il fallait que je voie ma copine Claire.
Il n’y a pas grand-chose à dire de Claire Washburn, si ce n’est qu’elle est brillante, totalement accomplie et, sans conteste, ma meilleure amie au monde. Depuis six ans, elle est le médecin légiste chef de la municipalité : tout le monde à la crime sait que ce titre est immérité au possible, puisqu’elle occupe en réalité le poste d’Anthony Righetti. Ce dernier est son tout-puissant patron, arrogant et voleur de réputation, mais Claire s’en plaint rarement.
À notre avis, Claire est à elle seule le bureau du coroner. Mais peut-être l’idée d’une femme à ce poste n’est toujours pas intégrée, même à San Francisco.
Une femme, et une Black.
Dès notre arrivée, on nous a introduits, Raleigh et moi, dans le bureau de Claire. Elle portait sa blouse blanche de médecin avec brodé en haut sur sa poche gauche « Papillon », son surnom.
La première chose qu’on remarque en voyant Claire, c’est qu’elle trimballe vingt-cinq kilos de trop.
— Je pète la forme, plaisante-t-elle toujours. La forme ronde.
La deuxième, c’est son attitude : sûre d’elle et vive. On sait qu’elle ne peut pas s’en foutre. Elle a le corps d’un brahmane, un œil d’aigle et l’âme inoffensive d’un papillon.
En nous voyant entrer, elle m’a adressé un sourire las mais satisfait, comme si elle avait travaillé une bonne partie de la nuit. Je lui ai présenté Raleigh et Claire m’a décoché un clin d’œil impressionné.
Tout ce qu’au fil des années j’avais accumulé, moi, de finasseries de la rue, elle l’exprimait en sagesse innée. Qu’elle réussisse à équilibrer les exigences de son boulot en ménageant son patron avide de reconnaissance, tout en élevant deux ados, tenait du miracle. Et son mariage avec Edmund, qui jouait de la grosse caisse dans l’orchestre symphonique de San Francisco, me redonnait de l’espoir pour l’institution matrimoniale.
— Je t’attendais, m’a-t-elle dit pendant qu’on s’embrassait. Je t’ai appelée d’ici, hier au soir. Tu n’as pas eu mon message ?
En sentant ses bras réconfortants autour de moi, un flot d’émotion m’a submergée. J’ai eu envie de tout lui raconter. Sans la présence de Raleigh, je crois que j’aurais tout déversé
— Orenthaler, Negli – en bloc.
— J’étais crevée, ai-je répondu. Super-crevée. J’ai eu une longue et dure journée.
— Ne me dites pas, a dit Raleigh en pouffant, que vous vous connaissez.
— Préparation standard à l’autopsie.
Claire m’a souri alors qu’on se séparait.
— On ne vous apprend pas ça à la mairie ?
Il a ouvert les bras de façon badine.
— Hum, hum, fit Claire en me pressant l’épaule. Il va vous falloir le mériter. Bref, a-t-elle fait en redevenant sérieuse. J’ai terminé les préliminaires ce matin. Vous voulez voir les corps ?
J’ai opiné.
— Préparez-vous : ces deux-là ne font pas une très bonne pub pour La Boutique du Mariage.
Elle nous a fait franchir une série de portes étanches en direction de la Crypte, la grande pièce réfrigérée où l’on stocke les corps.
J’ouvrais la marche avec Claire, qui m’a tirée vers elle et m’a chuchoté à l’oreille :
— Laisse-moi deviner. Tu as embrassé Jacobi sur le nez et il s’est soudain transformé en prince charmant.
— Il travaille pour la mairie, Claire, lui ai-je répondu en souriant. On me l’a envoyé pour qu’il s’assure que je ne m’évanouis pas au premier sang.
— Dans ce cas, m’a-t-elle répliqué en poussant la lourde porte de la Crypte, tu devrais te serrer fort contre lui.