34.
Après le dîner, Chris et moi nous sommes dirigés vers notre hôtel en empruntant le front de lac bordé d’arbres. Une brise fraîche et brumeuse me léchait le visage.
Nous n’avons pas dit grand-chose. Cette même appréhension nerveuse me démangeait sous la peau.
À l’occasion, nos bras s’effleuraient. Il avait retiré sa veste, et ses épaules et son torse se dessinaient solidement. Non pas que je m’arrête à des choses superficielles de ce genre.
— Il est encore tôt, a-t-il dit.
— Cinq heures et demie, chez nous, ai-je répondu. Je pourrais encore joindre Roth. Peut-être devrais-je remettre sa pendule à l’heure.
Raleigh a souri.
— Vous avez déjà appelé Jacobi. Je parie qu’avant même d’avoir raccroché, il était dans le bureau de Roth.
Au fil de notre marche, on aurait dit qu’une force insupportable m’attirait, puis me repoussait.
— De toute façon, ai-je dit, pour une fois, je ne me sens pas d’humeur à appeler.
— Et vous vous sentez d’humeur pour quoi ?
— Promenons-nous simplement.
— Les Indians jouent ce soir. Vous voulez qu’on resquille ? Le match doit en être à la cinquième manche.
— On est de la police, Raleigh.
— Ouais, ça ne serait pas bien. Vous voulez qu’on aille danser, alors ?
— Non, ai-je fait, encore plus fermement. Je n’ai pas envie de danser.
Chacun de mes mots semblait chargé d’un message secret.
— Je commence à m’apercevoir – je me suis tournée vers lui – que j’ai du mal à me rappeler de vous appeler Chris.
— Et moi, je commence à m’apercevoir, m’a-t-il répondu en me faisant face, que j’ai du mal à tenter de prétendre qu’il ne se passe rien entre nous.
— Je sais, ai-je murmuré, le souffle coupé, mais je ne peux pas, c’est tout.
C’était vraiment la chose stupide à dire, mais tout en le désirant autant que lui, une plus grande hésitation encore me retenait.
— Ça veut dire que je ressens quelque chose aussi. Et qu’une partie de moi désire ce que je ressens. Mais pour l’instant, je ne sais pas si je peux. C’est compliqué, Chris.
J’étais nerveusement en état d’alerte générale.
On s’est remis à marcher, la brise soufflant du lac a soudain rafraîchi ma nuque en sueur.
— Compliqué parce qu’on travaille ensemble ?
— Oui, c’est ça, ai-je menti. Je suis sortie avec des types de la boutique deux ou trois fois.
— C’est ça... et quoi d’autre ? a dit Raleigh.
Des désirs par milliers me criaient intérieurement de me rendre. Ce qui me passait par la tête était de la folie pure. Je voulais qu’il me touche ; et en même temps, pas. Nous étions seuls sur le quai. À cet instant, s’il me prenait contre lui, se penchait et m’embrassait, je ne savais pas ce que je ferais.
— J’en ai envie, ai-je dit, ma main se tendant vers la sienne, mon regard plongeant dans ses yeux d’un bleu profond.
— Vous ne me dites pas tout, a-t-il ajouté.
J’ai dû mobiliser toute mon énergie pour m’empêcher de tout lui avouer. Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait. Au tréfonds de moi, quelque chose désirait qu’il me désire et qu’il continue à penser que j’étais une femme forte. Je sentais la chaleur de son corps et je me disais qu’il pouvait sentir vaciller la résolution du mien.
— Je ne peux simplement pas à l’heure qu’il est, ai-je dit dans un souffle.
— Vous savez, je ne serai pas éternellement votre coéquipier, Lindsay.
— Je le sais. Et peut-être ne serai-je pas éternellement capable de vous dire non.
J’ignore si je fus déçue ou soulagée d’apercevoir notre hôtel. Une partie de moi voulait se précipiter dans ma chambre, ouvrir grand les fenêtres et aspirer une goulée d’air de la nuit.
Je fus presque heureuse de ne pas avoir à décider quand Raleigh m’a prise par surprise.
Il s’est penché sur moi sans prévenir et a posé ses lèvres sur les miennes. Le baiser était très léger, comme s’il me demandait gentiment : « Je peux ? »
J’ai laissé le baiser s’attarder. Les mains douces... les lèvres douces.
Ce ne fut pas comme si je n’avais jamais imaginé qu’une chose pareille puisse arriver. C’était exactement comme je l’avais imaginé. Je voulais rester maîtresse de moi, mais ça y était, tout à trac, et je m’abandonnais. Juste au moment où j’allais céder pour de bon, la peur s’est emparée de moi – la peur de la vérité inéluctable.
J’ai baissé la tête, me suis détachée de lui lentement.
— C’était agréable. Pour moi, du moins, a dit Raleigh, en posant son front contre le mien.
J’ai acquiescé, tout en ajoutant :
— Je ne peux pas, Chris.
— Pourquoi toujours rester sur la réserve, Lindsay ? m’a-t-il demandé.
J’avais envie de lui répondre : « Parce que je vous trompe. » Et de lui dire tout ce qui se passait.
Mais j’étais contente de le tromper, en dépit du désir le plus fort que j’aie éprouvé depuis des années.
— Parce que je veux poisser Barbe Rousse, voilà tout, ai-je répliqué.