24.
Je l’ai vu... ce salopard. Qu’est-ce qu’il faisait ici ?
Par une grosse affluence, dans une foule pressée, sur Lower Market. Se déplaçant d’un pas vif dans la cohue, se frayant un passage vers le bac.
Mon sang s’est figé à sa vue.
Il portait une chemise bleue ouverte, une veste de velours marron. Il avait l’air d’un prof de fac. Tout autre jour, j’aurais pu passer devant lui, ne jamais le remarquer. Il était mince, sans signe particulier, sauf un.
Sa barbe roussâtre.
Sa tête dépassait puis replongeait dans la foule. Je l’ai suivi, incapable de diminuer la distance qui nous séparait.
— Police ! ai-je crié dans le vacarme.
Mon cri s’est dissous dans la masse pressée et indifférente. A tout moment, je pouvais le perdre de vue.
J’ignorais son nom, je ne connaissais que ses victimes. Mélanie Brandt, Rebecca DeGeorge.
Tout à coup, il s’est arrêté. Il a regimbé contre le flux, s’est tourné droit vers moi.
Son visage m’a paru illuminé, brillant sur un fond sombre comme l’une de ces icônes russes du Moyen Age. Au milieu du brouhaha, nos regards se sont croisés.
Il y a eu entre nous un instant de reconnaissance captivée, de clarification. Il a su qui j’étais. Celle qui le poursuivait.
Alors, horrifiée, je l’ai vu s’enfuir ; la foule qui fourmillait l’a englouti, l’emportant loin de moi.
— Arrêtez ou je tire ! ai-je crié.
Une sueur froide m’a inondé le cou. J’ai sorti mon arme.
— Couchez-vous, j’ai crié, mais les banlieusards de l’heure de pointe ont poursuivi leur petit bonhomme de chemin, lui faisant un bouclier. Il allait me semer. L’assassin m’échappait.
J’ai levé mon arme, concentrée sur sa barbe rousse.
J’avais rêvé. Je me suis retrouvée dans ma cuisine, au comptoir, en faisant tourner du chardonnay dans mon verre. Mon appartement présentait sa tranquillité habituelle. Pas de foule qui se ruait en avant, pas de visages fugitifs. Rien que Martha la Douce, paressant sur son futon.
Une bouilloire d’eau fumait sur la gazinière. Ma sauce préférée était prête – ricotta, zucchini, basilic. Le tout au son d’un CD de Tori Amos.
À peine une heure plus tôt, j’étais hérissée de tuyaux et de perfs. Mon cœur battait au rythme de métronome des bips réguliers d’un moniteur.
Et merde, je voulais retrouver ma vie d’avant. Mes vieux rêves d’antan. J’aspirais aux sarcasmes de Jacobi, au mépris de Sam Roth, à mon jogging à Marina Green. Je désirais des enfants – même si ça signifiait que je me remarie.
Soudain, la sonnette d’en bas a bourdonné. Qui venait à cette heure ? Je suis allée répondre d’un pas traînant :
— Qui est là ?
— J’ai cru comprendre que vous aviez un endroit où aller, a répondu une voix brouillée par la friture.
Celle de Raleigh.