6.
Tout en haut des falaises, au-dessus du pont du Golden Gate, le 20, El Camino del Mar était une demeure en stuc, de style espagnol avec un portail de fer, protégeant l’allée de terre cuite.
Barbe Rousse — Nicholas Jenks – vivait ici.
La maison de ce dernier était basse, imposante, entourée de haies taillées et d’azalées en fleur. Sur le rond-point de l’allée, on voyait une grande sculpture de fer, Madone à l’enfant de Botero.
— L’écriture doit payer, a dit Raleigh en sifflant légèrement, tandis qu’on s’approchait de la porte d’entrée.
On avait pris rendez-vous auprès de la secrétaire de Jenks et on devait le rencontrer à midi. Sam Roth m’avait avertie de le prendre avec des pincettes.
Une gouvernante nous a reçus aimablement à la porte, nous a escortés jusqu’à un solarium spacieux en nous annonçant que M. Jenks descendrait dans très peu de temps. La pièce luxueuse semblait sortir tout droit d’un magazine de décoration – riche papier mural, mobilier oriental, table basse en acajou, souvenirs et photographies sur des étagères. Elle donnait sur un patio dallé avec vue sur le Pacifique.
J’avais vécu à San Francisco toute ma vie sans jamais savoir qu’on pouvait rentrer chez soi le soir et y retrouver un tel panorama.
Pendant qu’on patientait, j’ai examiné les photos disposées sur une table gigogne. Jenks en compagnie d’une série de visages connus. Michael Douglas, le numéro un de Disney, Bill Walsh des 49ers. Sur d’autres figurait une femme séduisante que je déduisis être sa nouvelle épouse – charmante, souriante, cheveux blond vénitien – dans divers lieux exotiques : à la plage, au ski, sur une île de la Méditerranée.
Dans un cadre d’argent, un 13 x 18 les montrait tous deux au centre d’une énorme rotonde illuminée. Le dôme du palais des Beaux-Arts. C’était une photo de mariage.
Là-dessus, Nicholas Jenks est entré. Je l’ai reconnu immédiatement d’après ses photos.
Il était beaucoup plus mince que je ne l’avais imaginé. Soigné, bien foutu, pas plus d’un mètre quatre-vingts, en chemise blanche habillée, au col ouvert sur un jean élimé comme il faut. Mon regard s’est porté aussitôt sur sa barbe roussâtre, mouchetée de gris.
Barbe Rousse, ça fait du bien de te rencontrer enfin.
— Désolé de vous avoir fait attendre, inspecteurs, nous a-t-il dit avec un sourire tranquille. Mais je crains de me montrer revêche si je ne fais pas mon nombre de pages chaque matin.
Il a tendu la main, remarquant la photo que je tenais toujours.
— Un peu le décor des Noces de Figaro, non ? Pour ma part, j’aurais préféré un mariage civil sans apprêts, mais Chessy disait que si elle arrivait à me piéger dans un smoking, elle ne douterait plus jamais de mon amour pour elle.
Me faire charmer par cet homme ne m’intéressait pas, mais il était beau et dominait immédiatement la situation. Je percevais ce qui chez lui attirait certaines femmes. Il nous a fait signe de prendre place sur le canapé.
— Nous espérions pouvoir vous poser quelques questions, lui ai-je dit.
— À propos de ces meurtres de jeunes mariés... ma secrétaire m’en a informé. C’est fou... terrible. Mais ces actes, si incroyablement abominables, réclament du moins une légère mesure de sympathie.
— Pour les victimes, ai-je répliqué en reposant sa photo de mariage sur la table.
— Tout le monde prend parti pour les victimes, nous a dit Jenks. Mais c’est ce qui se passe dans la tête du tueur qui fait rentrer du cash sur mon compte. La plupart des gens s’imaginent que ces actes sont simplement dictés par la vengeance. La plus morbide des vengeances... ou encore le désir d’asservissement, comme dans la plupart des viols. Mais je n’en suis pas certain.
— Quelle est votre théorie, monsieur Jenks ? a demandé Chris.
Il lui a posé la question comme s’il était un fan.
Jenks a soulevé une carafe de thé glacé.
— Vous voulez boire quelque chose ? Je sais que c’est une chaude journée, même si je suis terré dans mon bureau depuis huit heures, ce matin.
On a refusé d’un signe de tête. J’ai sorti un dossier de mon sac et l’ai posé sur mes genoux. Je me suis souvenue de l’admonestation de Joyeux : « Jouez-la piano. Jenks est un VIP. Pas vous ».
Nicholas Jenks s’est versé un grand verre de thé avant de poursuivre :
— D’après ce que j’ai lu, ces assassinats me semblent une forme de viol, de viol de l’innocence. Le tueur agit de façon à ce que personne ne lui pardonne. Dans le cadre le plus sacré de notre société. À mes yeux, ces assassinats sont un acte de suprême purification.
— Malheureusement, monsieur Jenks, ai-je dit en ignorant ses conneries, nous ne sommes pas venus ici solliciter votre avis de professionnel. Il y a des questions reliées à ces crimes qu’on aimerait vous poser.
Jenks s’est carré dans son fauteuil. Il avait l’air surpris.
— Votre formulation rend la chose terriblement officielle.
— Ça dépend entièrement de vous, ai-je dit, en sortant un magnétocassette de mon sac. Ça vous dérange si je mets ça en marche ?
Il m’a fixée d’un œil soupçonneux, puis m’a fait un signe de la main comme si c’était sans importance.
— Bon, j’aimerais commencer, monsieur Jenks, par ces assassinats... avez-vous eu connaissance de ces meurtres autrement que par ce que vous avez lu dans la presse ?
— Connaissance ? (Jenks a pris un temps de réflexion pour la forme. Puis il a secoué la tête.) Non. Aucune.
— Avez-vous lu qu’il y avait eu un troisième meurtre ? La semaine dernière. À Cleveland.
— Oui, j’ai vu ça. Je lis cinq à six quotidiens tous les jours.
— Et avez-vous lu aussi qui étaient les victimes ?
— Elles étaient de Seattle, non ? L’une d’elles, je me rappelle, était une sorte d’organisateur de concerts.
— Le marié, ai-je opiné. James Voskuhl. La mariée a vécu à une époque ici, en ville, en fait. Son nom de jeune fille était Kathy Kogut. Est-ce que l’un ou l’autre de ces noms vous dit quelque chose ?
— Non. Ils devraient ?
— Vous n’avez jamais rencontré l’un d’entre eux ? L’intérêt que vous prenez à cette affaire est donc tout à fait banal... dicté par une curiosité morbide ?
Il m’a dévisagée.
— Oui. La curiosité morbide fait partie de mon boulot.
J’ai ouvert mon dossier et en ai sorti la photo du dessus. Il s’amusait avec nous tout comme il l’avait fait en semant des indices en chemin.
J’ai fait glisser le cliché sur la table.
— Voici qui pourrait vous rafraîchir la mémoire, lui ai-je dit. Il s’agit de Kathy Kogut, la jeune mariée assassinée l’autre soir. L’homme à son côté, c’est vous, je crois.