6.
Par moments, ce soir-là, je me suis retrouvée en larmes.
J’avais fait des spaghettis à la carbonara qu’on a mangés au clair de lune sur la terrasse, arrosés d’une bouteille de pinot noir. Chris mit un concerto pour violoncelle de Dvorak sur la chaîne, mais bientôt on l’a remplacé par les Dixie Chicks.
Pendant le repas, Chris m’a demandé où et comment j’avais passé ma jeunesse.
Je lui ai parlé de maman, de papa qui était parti quand j’étais encore toute gosse ; je lui ai dit que maman avait travaillé comme aide-comptable à l’Emporium pendant vingt ans et que j’avais quasiment élevé ma sœur.
— Maman est morte d’un cancer du sein, elle avait à peine cinquante ans.
Cette ironie du sort ne m’échappait certes pas.
— Et ton père ? Je veux tout savoir de toi.
J’ai pris une gorgée de vin avant de lui avouer que je ne l’avais revu que deux fois depuis mes treize ans. À l’enterrement de ma mère. Et le jour où j’étais devenue flic.
— Il était assis au fond, à l’écart de tout le monde.
Soudain, j’ai senti bouillonner en moi des émotions trop longtemps enfouies.
— Qu’est-ce qu’il faisait là ?
J’ai relevé des yeux pleins de larmes.
— Pourquoi il a tout gâché ?
— Tu n’as jamais envie de le voir ?
Je n’ai pas répondu. Quelque chose prenait forme dans ma tête. J’avais les idées flottantes, frappée par le fait que j’étais là, heureuse peut-être comme jamais, et que tout ça reposait sur un mensonge. Je repoussais l’impact de ce qui me traversait l’esprit. Et n’y arrivais pas très bien.
Chris m’a tendu la main et pris la mienne.
— Excuse-moi, Lindsay, je n’ai pas le droit de...
— Ça n’est pas ça, ai-je murmuré en lui pressant la main.
Je savais que le moment était venu de faire vraiment confiance à Chris, qu’il était temps de me livrer à lui. Mais j’avais très peur, je tremblais, je refoulais mes larmes.
— Il faut que je te confie quelque chose, ai-je dit. C’est un peu lourd à porter, Chris.
Je l’ai regardé avec toute la gravité et la confiance que j’ai pu rassembler.
— Tu te souviens quand j’ai failli m’évanouir en présence de Jenks ?
Chris a fait oui. Il semblait maintenant un peu soucieux. Son front s’est creusé de sillons profonds.
— Tout le monde a cru que je paniquais, mais ça n’avait rien à voir. Je suis malade, Chris. On va devoir m’hospitaliser sous peu.
J’ai vu son regard s’assombrir. Il allait dire quelque chose mais je lui ai posé un doigt sur les lèvres.
— Ecoute-moi encore un instant. D’accord ?
— D’accord. Désolé.
Je lui ai tout déballé sur Negli. Le traitement qui ne faisait pas effet. L’espoir qui s’amenuisait. Ce dont Medved m’avait avertie quelques jours plus tôt. J’avais atteint le stade trois, c’était grave. Une greffe de la moelle pourrait bien être l’étape suivante.
Je n’ai pas pleuré. Je lui ai tout dit franco, comme un bon flic. Je voulais lui donner de l’espoir, lui montrer que je me battais, que j’étais la femme forte qu’il aimait, je le croyais du moins.
Quand j’ai eu terminé, je lui ai serré les mains en reprenant mon souffle.
— La vérité, c’est que je peux mourir bientôt, Chris.
Nos mains étaient entrelacées serré. Nos regards rivés l’un à l’autre. Notre contact n’aurait pas pu être plus intime.
Puis il a placé doucement sa main contre ma joue et l’a frottée. Sans dire un mot, il m’a saisie et tenue dans le pouvoir et la douceur de ses mains avant de m’attirer à lui.
Et c’est ce qui m’a fait pleurer. C’était un être bon. Je pouvais le perdre. Et j’ai pleuré toutes les choses qu’il se pourrait qu’on ne fasse jamais.
J’ai pleuré sans discontinuer et à chacun de mes sanglots, il me serrait plus fort. Et n’arrêtait pas de me chuchoter :
— Ça va aller, Lindsay. Ça va aller bien. Tout est bien.
— J’aurais dû te le dire, ai-je murmuré.
— Je comprends pourquoi tu ne l’as pas fait. Depuis quand es-tu au courant ?
Je le lui ai dit.
— Depuis le jour de notre rencontre. J’ai tellement honte.
— N’aie pas honte, fit-il. Comment aurais-tu su que tu pouvais me faire confiance ?
— Je t’ai fait confiance assez vite. C’est en moi que je n’avais pas confiance.
— Eh bien, maintenant, si, m’a murmuré Chris.