21.

La nouvelle du marché négocié par Gerald Brandt avec les Russes avait éclaté et ce gros titre s’étalait en devanture des kiosques à journaux : le père du marié a peut-être provoqué l’ire des russes.

Le Chronicle rapportait que le FBI prenait l’affaire au sérieux. Super.

Deux poches d’un demi-litre d’hémoglobine enrichie dans le corps, j’ai finalement rejoint mon poste vers dix heures et demie. J’ai dû faire un gros effort pour chasser de ma tête l’image du sang épais et cramoisi qui s’égouttait lentement dans ma veine.

Roth a prononcé mon nom  – son visage reflétait sa grogne habituelle.

— Le Chronicle accuse les Russes et le FBI semble être d’accord, a-t-il fait en se penchant sur mon bureau.

Il m’a mis un exemplaire de l’édition du matin sous les yeux.

— Je l’ai vu. Ne laissez pas le FBI y mettre le nez, ai-je dit. C’est notre affaire.

Je lui ai raconté la soirée de la veille, mon retour sur la scène de crime. Lui affirmant que j’étais presque sûre que l’agression sexuelle sur le cadavre ajoutée à la veste ensanglantée et aux alliances manquantes plaidait en faveur d’un meurtrier solitaire et obsessionnel.

— Ce n’est pas un tueur russe professionnel. Il lui a pratiqué un fist-fucking, lui ai-je rappelé. Et cela, pendant sa nuit de noces.

— Vous voulez que je dise au FBI de se tenir à l’écart, a fait Roth, parce que cette affaire vous tient énormément à cœur ?

— C’est une affaire criminelle. Il s’agit d’un crime sexuel très spécial et très pervers, pas d’un complot international.

— Peut-être que l’hypothèse du tueur russe a besoin d’être étayée par une preuve. Ou bien peut-être était-il un maniaque sexuel par-dessus le marché.

— Quelle preuve ? Tous les journaux et les chaînes de télé du pays ont parlé de cette histoire. De toute façon, est-ce que les tueurs à gages ruskofs n’ont pas pour habitude de trancher un doigt, d’ailleurs ?

Roth a poussé un soupir de frustration. Son tic habituel n’était plus seul à traduire son agitation.

— Il faut que je file, ai-je dit.

J’ai projeté mon poing en l’air en espérant que Roth pigerait la plaisanterie.

Gerald Brandt était encore au Hyatt, attendant que le corps de son fils lui soit rendu. Je l’ai rejoint dans sa suite où je l’ai trouvé seul.

— Vous avez lu les journaux ? lui ai-je demandé pendant qu’on s’attablait à l’ombre d’un parasol sur la terrasse.

— Les journaux, Bloomberg, une journaliste du Chronicle qui a appelé toute la nuit. Ce qui est suggéré, c’est de la démence totale, m’a-t-il dit.

— La mort de votre fils est un acte de démence, monsieur Brandt. Vous désirez que je sois franche avec vous en ce qui concerne l’enquête ?

— Que voulez-vous dire, inspecteur ?

— On vous a demandé l’autre jour si vous connaissiez quelqu’un qui pourrait avoir eu envie de vous nuire...

— Et j’ai répondu à votre collaborateur : « Pas de la sorte. »

— Vous ne croyez pas que certaines factions en Russie pourraient être un petit peu furieuses contre vous pour vous être retiré du marché ?

— Nous ne traitons pas avec des factions, madame Boxer. On compte parmi les actionnaires de Kolya quelques-uns des hommes les plus puissants du pays. Quoi qu’il en soit, vous me faites passer pour un suspect. Ce n’était que du bizness. Des négociations. Dans le champ de nos activités, on gère ce genre de choses chaque semaine. La mort de David n’a rien à voir avec Kolya.

— Comment pouvez-vous en être aussi certain, monsieur Brandt ? Votre fils et sa femme sont morts.

— Parce que les négociations n’ont jamais cessé, inspecteur. Il s’agissait d’une ruse au bénéfice des médias. Nous avons conclu le marché hier au soir.

Il a mis fin à l’entretien en se levant.

J’ai appelé ensuite Claire. Je mourais d’envie de lui parler. J’étais en manque de ma dose de Claire quotidienne. J’avais aussi besoin qu’on m’aide sur l’affaire.

Sa secrétaire m’a dit qu’elle était en plein appel-conférence et de demeurer en ligne.

— Ah, ces experts en médecine légale, rouspéta Claire en prenant l’appel. Ecoute un peu ça... un gus qui roulait à cent dans une zone limitée à cinquante a emplafonné la Lexus d’un vieux monsieur, garé en double file, qui attendait sa femme. Tué sur le coup. À présent, le chauffard est en train de faire un procès à la succession de la victime qu’il accuse d’avoir stationné dans une zone interdite. Chaque partie veut sa part du Gâteau, experts inclus. Righetti me pousse en avant parce que le cas va faire l’objet d’un article dans un journal professionnel. Certains de ces salopards, tu leur donnes trois francs six sous pour avoir le fond de leurs pensées et tu sais ce que tu obtiens ?

— De la petite monnaie, ai-je répondu avec un sourire.

Claire était drôle.

— C’est ça. J’ai à peu près trente secondes. Tu vas comment, toi ? m’a-t-elle demandé. Je t’aime, ma chérie. Tu me manques. Tu veux quoi, Lindsay ?

J’ai hésité. J’aurais aimé pouvoir tout déverser, mais je me suis bornée à lui demander si les Brandt portaient des alliances quand on les lui avait amenés.

— Non, pas que je sache, m’a-t-elle répondu. On a inventorié des boucles d’oreilles et un diamant aussi gros qu’un globe oculaire. Mais pas d’alliances. Je l’ai remarqué de moi-même. En fait, c’est pour ça que je t’ai appelée hier au soir.

— Les grands esprits se rencontrent, ai-je dit.

— Les esprits occupés, du moins, m’a-t-elle contrée. Comment avance ton affaire abominable ?

— Je n’en sais rien, ai-je fait en soupirant. Ce qui nous attend, c’est d’éplucher une liste de trois cents invités pour voir si par hasard l’un d’entre eux n’aurait pas eu une dent contre les victimes ou leurs familles. Tu as vu comment la presse monte ça en épingle. Une vengeance des Russes ! Le FBI rôde aux alentours et le D.G. Mercer corne aux oreilles de Roth de charger un vrai inspecteur de l’enquête. À ce propos, j’ai lancé Jacobi sur la piste de la veste. Ça mis à part, tout avance gentiment.

Claire éclata de rire.

— Tiens bon, ma douce. Si quelqu’un peut résoudre l’énigme de ces assassinats, c’est bien toi.

— J’aimerais qu’il n’y ait rien d’autre sur le feu... ai-je fait, laissant ma phrase en suspens.

— Tout va bien ? a repris Claire. À t’entendre, je ne reconnais pas ton irrévérence coutumière.

— En fait, j’ai quelque chose à te dire. Peut-être qu’on pourrait se retrouver quelque part samedi ?

— Bien sûr, m’a dit Claire. Ah, merde... j’oubliais la fête de remise du diplôme de Reggie. Ça peut attendre vingt-quatre heures ? Je viendrai bruncher avec toi d’un coup de voiture dimanche.

— Oui, ça peut attendre, ai-je répondu, ravalant ma déception. Dimanche, ça serait super, je me réjouis.

J’ai raccroché en souriant. Un instant, je me suis sentie plus d’attaque. Prendre date avec Claire a suffi à me donner l’impression qu’on m’ôtait un poids des épaules. Dimanche, ça me donnait le temps de me préparer. À apprendre comment gérer mon traitement et mon boulot.

Raleigh s’est pointé sans se presser.

— Un café, ça vous dit ?

J’ai pensé qu’il m’asticotait pour savoir quand j’étais arrivée. Il a dû sentir mon animosité.

Il m’a agité sous le nez une grande enveloppe kraft, puis a haussé les épaules.

— La liste des invités de la noce Brandt. J’ai pensé que vous aimeriez la voir.

 

1er à mourir
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