43.
Je suis restée assise à ruminer les connexions possibles. Les pièces du puzzle se mettaient en place. C’était l’un des associés minoritaires des Vignobles de Sparrow Ridge, où l’on s’était débarrassé du second couple. Il avait connu Kathy Kogut pendant des années à San Francisco. En avait fait sa proie. Il était plus âgé. Marié.
Célèbre.
En lui-même, le nom du suspect ne prouvait rien. Il avait à peine connu la dernière des mariées. Et il avait un lien indirect avec le lieu du crime des seconds meurtres.
Mais, en se fondant sur les descriptions de Merrill Shortley et de Christine Kogut, il avait un tempérament brutal et peut-être un mobile pour commettre ces assassinats pervers. La conviction montait en moi qu’il ne faisait qu’un avec Barbe Rousse.
J’ai agrippé Raleigh.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? m’a-t-il demandé. Y a le feu ? Où ça ?
— Je vais le foutre ici même. Regardez bien.
Je l’ai traîné dans le bureau de Roth.
— J’ai un nom, ai-je annoncé en lançant mon poing en l’air.
Ils m’ont regardée en ouvrant de grands yeux.
— Nicholas Jenks.
— L’écrivain ? a dit Raleigh, bouche bée.
J’ai opiné.
— Il a été l’amant de Kathy Kogut à San Francisco. La mère de Kathy a fini par cracher le morceau.
Je leur ai retracé les relations, un peu le fait du hasard, qu’il avait avec au moins trois des victimes.
— Ce type est... connu, a bafouillé Roth. Il a fait tous ces gros films à succès.
— C’est précisément là que je veux en venir. Merrill Shortley m’a dit que c’était quelqu’un dont Kathy tâchait de préserver l’incognito. Ça se recoupe avec ce type, Sam.
— Il a des relations très bien, s’est écrié Roth. Jenks et sa femme sont invités à toutes les grandes réceptions. J’ai vu sa photo avec le maire. N’a-t-il pas participé aux enchères pour garder les Giants ici ?
L’atmosphère dans le bureau de Joyeux est devenue lourde et pesante devant les risques et le danger potentiels.
— Vous auriez dû entendre la description que les Kogut en ont donnée, Sam, ai-je dit. Quelqu’un de bestial, de prédateur. À mon avis, on va découvrir qu’il avait une liaison avec les trois filles.
— Je pense que Lindsay a raison, a dit Chris.
Roth faisait défiler lentement les données dans sa tête. Nicholas Jenks était célèbre, une figure nationale, intouchable. Le lieutenant avait l’air d’avoir gobé une huître avariée.
— Pour l’instant, vous n’avez rien contre lui, m’a-t-il répliqué. Ou au mieux des preuves indirectes.
— Nous avons établi un lien entre lui et quatre des morts. On pourrait le prendre face à face, comme on le ferait avec le premier venu. On pourrait en parler au procureur.
Roth a levé la main. Nicholas Jenks était l’un des citoyens les plus éminents de San Francisco. Le mettre en examen pour meurtre était dangereux. On avait intérêt à ne pas se tromper. J’ignorais ce que pensait Joyeux. Mais j’ai fini par remarquer qu’il décrispait sa nuque, déglutissait de façon imperceptible, ce qui dans son langage équivalait à un feu vert.
— Vous pouvez en parler au DA, a-t-il fait. Appelez Jill Bernhardt.
Il s’est tourné vers Raleigh.
— Hors de question de rendre ça public avant d’avoir quelque chose de vraiment solide.
Malheureusement, Jill Bernhardt, l’adjointe du DA, était coincée au tribunal. Sa secrétaire déclara qu’elle n’en sortirait qu’en fin de journée. Trop dommage. Je connaissais un peu Jill, je l’aimais bien. Elle était dure, mais d’une intelligence éblouissante. Elle avait même de la conscience.
Raleigh et moi, on a bu une tasse de café, examinant ce que nous devions faire ensuite. Roth avait raison. Du strict point de vue d’un mandat, nous n’avions rien. Une confrontation directe pouvait se révéler périlleuse. Avec un type de son acabit, il fallait être sûr de son fait. Il rendrait coup pour coup.
Warren Jacobi est entré d’un pas traînant, un rictus d’autosatisfaction bouffissant sa figure.
— Va y avoir du Champagne comme s’il en pleuvait, a-t-il marmonné.
J’ai pris ça comme un nouveau sarcasme qui nous visait, Raleigh et moi.
— Pendant des semaines, j’peux pas pousser le bouchon plus loin dans cette direction merdique...
Il s’est assis et a incliné la tête vers Raleigh.
— Bouchon... Champagne... ça marche, commissaire, hein ?
— Pour moi, oui, a fait Raleigh.
Jacobi a continué :
— Et puis hier, Jennings revient avec trois endroits qui ont vendu quelques caisses du mousseux en question. L’un des acheteurs est un comptable de San Mateo. Le plus curieux, c’est que son nom est fiché. Il se trouve qu’il a fait deux ans à Lampoc pour escroquerie boursière. Mais un poil tiré par les cheveux, non ? Meurtres en série, escroquerie boursière...
— Peut-être qu’il a une dent contre ceux qui font des déclarations de revenus conjointes, ai-je dit à Jacobi avec un sourire.
Il a fait la moue.
— La deuxième est une femme cadre à 3Com qui fait des réserves pour fêter son quarantième anniversaire. Ce Clos du Mesnil est un vrai collector. C’est du vin français, à ce qu’on m’a dit.
J’ai levé les yeux, attendant qu’il en vienne au fait.
— Et maintenant le troisième larron, voilà pourquoi j’ai dit qu’il en pleuvait... Une grosse salle des ventes, Butterfield & Butterfield. Il y a trois années de ça, elle a vendu deux caisses de quatre-vingt-dix-neuf. À raison de deux mille cinq cents dollars la caisse, plus la commission. À un collectionneur privé. Au début, on n’a pas voulu me donner son nom. Mais on les a pressés. Il se trouve que c’est une grosse pointure. Ma femme, c’est l’une de ses fans. Elle a lu tous ses livres.
Raleigh et moi, on était tout ouïe.
— Les livres de qui, Warren ? l’ai-je encouragé.
— Je m’imagine que je ferais figure de héros si je rapportais à la maison un exemplaire dédicacé. Vous n’avez pas lu La Part du lion de Nicholas Jenks ?