5.
Nous avons passé les deux jours suivants comme dans un rêve, un beau rêve.
Le bungalow de Chris était génial, charmant, un chalet de ski en érable rouge sur Mason Ridge surplombant Heavenly. On s’est baladés dans les bois avec Martha la Douce, on a pris le funiculaire jusqu’au sommet de la montagne puis on est redescendus à pied. On a fait griller de l’espadon sur la terrasse.
Entre les deux, on a fait confortablement l’amour dans son grand lit, sur la peau de mouton devant le poêle à bois, en frissonnant sous le jet glacé de la douche extérieure. On a ri, on a joué, on s’est tripotés comme des ados découvrant l’amour.
Mais je n’étais plus une adolescente aux yeux pleins d’étoiles. Je savais parfaitement ce qui se passait. Je sentais un courant continu, irrépressible, monter en moi comme une rivière qui déborde ses rives. Je me sentais désarmée.
Le samedi, Chris m’a promis une journée inoubliable.
On a roulé vers le lac Tahoe, jusqu’à une pittoresque marina, côté californien. Il avait loué une vieille barcasse en bois. On a acheté des sandwiches et une bouteille de chardonnay, puis on a gagné le milieu du lac. L’eau turquoise était calme, le ciel sans nuages et lumineux. Tout autour, les pics rocheux de montagnes coiffées de neige ceignaient le lac de leur couronne.
On a jeté l’ancre et, un temps, le monde a semblé nous appartenir, n’être rien qu’à nous. Chris et moi, on s’est mis en maillot. Je me suis imaginé qu’on allait décompresser, déguster le vin au soleil en jouissant du panorama mais, dans l’œil de Chris, j’ai décelé une lueur de défi. Il a trempé ses mains dans l’eau glacée.
— Pas question, lui ai-je dit fermement. Elle doit faire dans les douze degrés.
— Oui, mais c’est un froid sec, m’a-t-il taquinée.
— C’est ça, ai-je ricané. Vas-y, toi. Et pêche-moi un saumon si tu en voies un nager par là.
Il s’est avancé vers moi avec un air de menace simulé.
— Pêche-le toi-même.
— Aucune chance, ai-je répondu d’un ton de défi, mais en riant aussi.
Il a continué d’avancer, j’ai reculé jusqu’à l’extrémité du bateau.
Ses bras m’ont ceinturée. J’ai senti le picotement de sa peau contre la mienne.
— C’est une sorte d’initiation, m’a-t-il dit.
— Une initiation à quoi ?
— À un club très fermé. Quiconque veut en faire partie doit sauter à l’eau.
— Alors sans moi.
J’ai éclaté de rire, en me débattant sous sa poigne. J’ai résisté faiblement et il m’a hissée sur le siège rembourré.
— Merde, Chris, ai-je crié quand il m’a pris la main.
— Banzaï, ça marche mieux, m’a-t-il lancé en m’entraînant.
— Espèce de salaud ! ai-je hurlé au moment où on a basculé.
L’eau était glacée, revigorante. On est remontés à la surface en même temps et je lui ai gueulé à la figure. Alors il m’a embrassée dans l’eau et, tout à coup, je n’ai plus senti le froid. Je me suis accrochée à lui, pour sentir sa chaleur mais aussi parce que je ne voulais plus jamais le laisser partir. J’avais tellement confiance en lui, une confiance si totale que c’en était presque effrayant. Douze degrés et, pourtant, j’étais en feu.
— Vise-moi ça, l’ai-je défié en me libérant de son emprise d’un coup de pied.
Il y avait une bouée orange qui flottait sur l’eau cinquante mètres plus loin.
— Je te prends à la course jusqu’à ce machin.
Puis j’ai démarré, le surprenant par ma vitesse.
Chris a tâché de me suivre avec des mouvements réguliers et musclés, mais je l’ai semé.
J’ai ralenti en m’approchant de la bouée, j’ai attendu qu’il me rattrape.
Chris avait l’air totalement confondu.
— Où as-tu appris à nager ?
— Au YMCA de San Francisco sud ; championne de division à quatorze, quinze et seize ans.
J’ai éclaté de rire.
— Personne ne m’arrivait à la cheville. On dirait que c’est toujours le cas.
Quelques instants plus tard, on a guidé le bateau vers une crique ombragée, près du rivage. Chris a coupé le moteur et dressé un abri de toile autour de la cabine, censé nous protéger du soleil. Retenant notre souffle, on a rampé à l’intérieur, masqués à la vue de quiconque.
Je l’ai laissé défaire lentement mon maillot de bain et lécher les perles d’eau sur mes bras et sur mes seins. Alors je me suis agenouillée et j’ai déboutonné son short. On n’avait plus besoin de parler. Nos corps se disaient tout. Je me suis allongée, attirant Chris sur moi.
Je ne m’étais jamais sentie autant liée à une autre personne ni à un autre endroit. Je me suis cambrée en silence contre lui, le lac clapotait tout près de nous. J’ai pensé : Si je dis quelque chose, tout sera changé.
Après, je suis restée couchée là, le corps traversé de tremblements de chaleur rayonnante. J’aurais aimé que ça ne finisse jamais, mais je savais que ça devait finir. La réalité vient toujours se mettre en travers de la route, n’est-ce pas ?