14.
Le lendemain matin, Cindy poussa timidement les portes vitrées du siège de la Guilde des écrivains de San Francisco. Cela lui fit penser furieusement à ce fameux jour au Grand Hyatt. À la réception, une femme d’âge mûr, à l’allure pointilleuse de bibliothécaire, leva les yeux vers elle.
— Que puis-je pour vous ?
Cindy prit son courage à deux mains.
— Je recherche un manuscrit. On l’a rédigé, il y a quelque temps déjà.
Le mot copyright avait fait tilt en elle. Elle avait écrit des nouvelles quand elle était à la fac. Elles étaient à peine assez bonnes pour une parution dans la revue littéraire de l’université, mais sa mère avait insisté : « Dépose-les pour le copyright. » Renseignements pris, elle découvrit que ça prenait des mois et que c’était bien trop cher. Mais un ami qui avait déjà publié lui parla d’un autre moyen de protéger ses œuvres sur le plan local. « Tous ceux qui écrivent font ça », lui avait-il affirmé. Si Nicholas Jenks avait voulu se prémunir quand il était dans la dèche, il avait dû s’y prendre ainsi.
— Il s’agit d’une sorte de généalogie familiale, dit Cindy à la femme. C’est mon frère qui en est l’auteur. Ça remonte jusqu’à trois générations en arrière et on n’en a aucune copie.
La femme secoua la tête.
— Ce n’est pas une bibliothèque ici, ma chère. J’ai bien peur que tout ce qu’on garde ici ne soit pas libre d’accès. Si vous voulez le retrouver, il faudra que votre frère vienne lui-même.
— Impossible, dit Cindy d’un ton solennel. Nick est mort.
La femme se radoucit et l’observa d’un œil moins fonctionnaire.
— Désolée.
— Sa femme m’a dit qu’elle n’arrive pas à mettre la main sur un exemplaire. J’aimerais en faire cadeau à notre père pour son soixantième anniversaire.
Elle se sentait coupable, idiote, de mentir éhonté-ment de la sorte, mais il fallait obtenir ce livre à tout prix.
— Il y a une procédure à suivre, répondit la femme d’un ton moralisateur. Un certificat de décès, une preuve de parenté, l’avoué de la famille devrait être en mesure de vous aider. Je ne peux pas vous laisser entrer.
Cindy carburait mentalement. Ça n’était pas tout à fait Microsoft ici. Si elle avait pu se frayer un chemin jusqu’à la scène de crime au Grand Hyatt, pister Lindsay jusqu’au second meurtre, elle devait être capable de débrouiller ça. Tout le monde comptait sur elle.
— Il doit bien exister un moyen qui vous permette de me laisser jeter un coup d’œil ? S’il vous plaît !
— Je crains bien que non, ma chère. Pas sans certains documents. Qu’est-ce qui vous fait même croire qu’il l’a déposé chez nous ?
— Ma belle-sœur en est certaine.
— Comprenez bien que je ne peux pas remettre des documents déposés ici sur la simple intuition d’un tiers, dit-elle d’un ton irrévocable.
— Peut-être que vous pourriez au moins jeter un œil, proposa Cindy. Pour voir s’il est bien ici.
La cerbère de la liberté de la presse finit par se détendre.
— J’imagine que je peux faire ça. Vous dites que ça remonte à plusieurs années ?
Cindy sentit une poussée d’adrénaline.
— Oui.
— Sous quel nom ?
— Je pense que ça s’appelait Mariée à jamais.
Elle en frissonna.
— Je ne vous demandais pas le titre, mais le nom de l’auteur.
— Jenks, fit Cindy en retenant son souffle. Nicholas Jenks.
La femme la dévisagea.
— L’auteur de romans policiers ?
Cindy fit non de la tête, feignit de sourire.
— Le placier en assurances, dit-elle le plus calmement possible.
La femme lui décocha un regard étrange mais continua de taper le nom.
— Vous pouvez prouver votre parenté ?
Cindy lui tendit un morceau de papier sur lequel figurait le numéro de Sécurité sociale de Jenks.
— Ça doit figurer sur son inscription.
— Ça ne fera pas l’affaire, dit la femme.
Cindy trifouilla une fermeture Eclair de son sac à dos. Elle sentit que l’occasion lui filait entre les doigts.
— Dites-moi au moins si c’est là. Je reviendrai avec tout ce que vous voudrez.
— Jenks, marmonna la femme, sceptique. On dirait que votre frère était un peu plus prolifique que vous ne le pensiez. Il a déposé ici trois manuscrits.
Cindy faillit pousser un cri.
— Le seul que je recherche s’appelle Mariée à jamais.
Cela prit encore plusieurs minutes, sembla-t-il, mais la résistance de la femme finit par céder.
— Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais si vous pouvez valider votre demande, il semble y avoir trace que ce manuscrit a été déposé ici.
Cindy se sentit exulter. Le manuscrit était la dernière pièce qui leur manquait pour résoudre une affaire criminelle et mettre Jenks à l’ombre. Il lui fallait maintenant le sortir d’ici.