6.
— Ou bien vous avez pour flairer un reportage le nez le plus fin que j’aie jamais connu, ai-je dit à Cindy avec colère, ou bien je dois commencer à vous ranger parmi les suspects possibles.
C’était la deuxième fois qu’elle jouait les intruses sur une scène de crime éventuelle.
— Ne me dites pas que je viens troubler une idylle inter-services ? a-t-elle répliqué d’un ton railleur.
Ça m’a rendue fumasse. On était face à une situation embryonnaire. Si l’info était diffusée prématurément dans les médias, cela ruinerait toutes les chances qu’avait le service de conserver le contrôle de l’affaire. J’imaginais déjà le gros titre cauchemardesque : le tueur des jeunes mariés a encore frappé. Roth en ferait une jaunisse. Pour la seconde fois, je n’aurais pas réussi à verrouiller la scène de crime et, de plus, à la même journaliste.
— Comment s’appelle votre amie ? m’a demandé Raleigh.
— Cindy Thomas, s’est-elle présentée, en lui tendant la main. Et vous ?
— Cindy travaille au Chronicle, ai-je lancé afin de le prévenir.
Raleigh s’y est repris à deux fois pour lui serrer la main tel un employé licencié à qui l’on présente son remplaçant.
— Ecoutez-moi, je vais être très claire, mademoiselle Thomas, ai-je articulé d’un ton ferme. J’ignore si vous avez suffisamment de métier pour avoir acquis le sens du comment ça marche ces choses-là. Mais si vous envisagez de faire autre chose que de me dire la raison de votre présence ici, avant de remballer votre nécessaire de petite journaliste et vous tirer en voiture, vous allez vous retrouver vite fait sur la liste noire du service.
— Appelez-moi Cindy, m’a-t-elle rappelé. Mais en premier lieu, il y a une question bien plus intéressante à me poser, et c’est : comment se fait-il que je tombe sur vous, ici ?
Raleigh et moi l’avons fusillée du regard avec une impatience grandissante.
— Répondez à ma question, insistai-je.
— Très bien, a-t-elle dit avec une moue. Vous deux grimpant ici un dimanche en quatrième vitesse, le capitaine Raleigh battant les bois et le parking, vous-même cuisinant le personnel de l’hôtel, votre air emprunté à tous les deux. Tout ça additionné fait sens. Tout comme le fait qu’un cordon de police n’isole pas l’endroit, ce qui veut dire qu’aucun crime n’a encore été commis. Que quelqu’un a disparu peut-être. Comme ce sur quoi vous travaillez tous les deux est de notoriété publique, il n’est pas trop exagéré de supposer qu’il s’agit peut-être d’un couple de jeunes mariés. Et qu’il est donc possible que notre tueur de la lune de miel ait frappé une seconde fois.
J’écarquillai les yeux.
— Ou bien – elle a souri – je me suis grossièrement trompée et vous êtes venus jouer les taste-vin pour le club de dégustation inter-services.
— Vous avez déduit tout ça simplement en nous observant ? lui ai-je demandé.
— Pour être tout à fait honnête, non.
Elle a désigné de la tête le portail de l’hôtel.
— Je tiens le plus gros d’un flic du coin, la grande gueule avec laquelle j’ai bavassé, là-bas.
Je n’ai pu m’empêcher de sourire.
— Soyons sérieux, vous comprenez bien que vous ne pouvez rien publier de ce qui se passe ici, a fait Raleigh.
— Un nouveau couple de jeunes mariés assassiné ? Selon le même mode opératoire ? Vous parlez que je vais le publier, a-t-elle fait avec une résolution dédaigneuse.
Je voyais la situation qui allait droit au casse-pipe.
— Une chose que j’envisagerais sérieusement à votre place, c’est de remonter en voiture et de retourner en ville.
— Vous diriez la même chose à Fitzpatrick ou à Stone ?
— Si vous rentrez en ville, je vous revaudrai ça.
Elle a esquissé un sourire.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ? Repartir comme je suis venue ?
— Oui, tout bêtement.
Cindy a secoué la tête.
— Je regrette. Primo, je me ferais probablement virer et, deuzio, impossible que je laisse passer un truc pareil.
— Et si je rentrais avec vous ? ai-je lancé, à brûle-pourpoint. Et si vous pouviez obtenir grosso modo ce que vous recherchez, en étant dans le secret des dieux, tout en me prenant en considération ?
En voyant les yeux de Raleigh lui sortir de la tête, je lui ai servi mon air « laissez-moi gérer ça ».
— Quand cette histoire va éclater, a insisté Cindy, elle échappera totalement à notre contrôle.
— Et quand ça arrivera, elle sera toute à vous.
Ses yeux s’étrécirent. Elle ruminait dans sa tête pour déterminer si elle pouvait me faire confiance.
— Vous voulez dire que vous m’en garantissez l’exclusivité ?
Je m’attendais à ce que Raleigh fasse objection. À ma grande stupéfaction, il obtempéra.
— Tous les communiqués passent par le DG Mercer ? a demandé Cindy.
— Oui. Tous ceux rendus publics.
J’ai dévisagé Raleigh au comble de l’énervement. Si je ne pouvais pas me fier à lui, à notre retour en ville, je risquais de devoir faire face à un blâme général. J’aurais Roth sur le dos, ou pis, Mercer. Mais je sentais déjà que ma crainte était infondée.
— Donc, je vais me faire raccompagner en ville par Mlle Thomas, ai-je dit, guettant sa réaction.
— Cindy, repartit la journaliste avec une détermination renouvelée.
Raleigh a acquiescé de façon graduelle.
— Je vais en finir avec Hartwig. On se reparle très vite. Mademoiselle Thomas, tout le plaisir a été pour moi.
Je lui ai décoché un sourire de gratitude. Puis prenant la journaliste par le bras, je lui ai dit :
— Allez, venez, Cindy, je vais vous expliquer le b.a.-ba, chemin faisant.