11.
Ce soir-là, en rentrant, j’ai tenu compte des conseils de Jacobi.
D’abord, j’ai promené ma chienne, Martha la Douce. Deux de mes voisins s’en occupent pendant la journée, mais elle est toujours prête pour notre petite récréation quotidienne. Après la promenade, je me suis débarrassée de mes baskets, j’ai jeté arme et vêtements sur le lit avant de prendre une longue douche chaude en compagnie d’un Killian’s.
L’image de David et Mélanie Brandt fut balayée pour la nuit : qu’ils reposent en paix.
Mais restaient Orenthaler et Negli. Et l’appel à ce spécialiste que j’avais redouté de passer toute la journée sans pouvoir m’y résoudre.
J’eus beau lever mon visage face au jet brûlant, je n’ai pu me laver de cette longue journée. Ma vie avait changé. Il ne s’agissait plus seulement de combattre les criminels dans la rue. Je devais lutter pour sauver ma peau.
Au sortir de la douche, je me suis brossé les cheveux et me suis contemplée longuement dans la glace. Une idée qui me vient rarement m’a traversé l’esprit : j’étais jolie. Pas un canon, mais mignonne. Grande, pas loin d’un mètre soixante-quinze ; avec une silhouette présentable pour quelqu’un qui se livre de temps à autre à des orgies de bière et de glaces caramel-praliné. J’avais l’œil brun, animé, plein de vie. Et je ne me dégonflais jamais.
Comment pouvais-je mourir ?
Ce soir, mon regard était différent, cependant. Terrifié. Tout me semblait différent. Surfe sur la vague, m’a soufflé une voix intérieure. Ne baisse pas la garde. Comme tu l’as toujours fait.
J’avais beau la repousser, la question ne cessait de me tarauder : Pourquoi moi ?
J’ai enfilé un survêt, me suis coiffée en queue de cheval et suis passée dans la cuisine mettre de l’eau à bouillir pour les pâtes et réchauffer une sauce que j’avais mise au frigo deux trois jours plus tôt.
Pendant que tout ça mijotait, j’ai mis un CD de Sarah McLachlan et me suis installée au comptoir de la cuisine avec un verre de Bianco rouge, ouvert la veille. J’ai caressé Martha la Douce en musique.
Depuis que mon divorce avait été prononcé, deux ans plus tôt, je vivais seule. Je détestais ça. J’adore les gens, avoir des amis. J’aimais mon mari, Tom, plus que ma vie même – jusqu’à ce qu’il me quitte en me disant : « Lindsay, je ne peux pas t’expliquer. Je t’aime, mais il faut que je m’en aille. J’ai besoin de vivre avec quelqu’un d’autre. Je n’ai rien de plus à te dire. »
Je pense qu’il était sincère, mais c’est le truc le plus débile et le plus triste que j’aie jamais entendu. Ça m’a brisé le cœur en mille morceaux. Et il l’est resté. Alors, même si je déteste vivre seule – à l’exception de Martha la Douce, bien entendu – j’ai peur de me remettre avec quelqu’un. Et si lui aussi cessait de m’aimer du jour au lendemain ? Je ne pourrais pas le supporter. Alors je repousse, ou j’abats, à peu près tous les hommes qui s’approchent de moi.
Mais, bon Dieu, comme je déteste vivre seule.
Et ce soir, entre tous.
Ma mère est morte d’un cancer du sein juste à la fin de mes études universitaires. J’avais fait transférer mon dossier depuis Berkeley pour l’aider et m’occuper avec elle de Cat, ma petite sœur. Comme pour la plupart des coups durs de son existence, le départ de mon père compris, maman a pris en compte sa maladie seulement quand il a été trop tard pour faire quoi que ce soit.
Je n’avais vu mon père que deux fois depuis mes treize ans. Il portait l’uniforme de Central depuis vingt ans. Et avait la réputation d’un très bon flic. Il se rendait dans ce bar, L’Alibi, où il assistait aux matches des Giants après le boulot. Parfois, il m’emmenait, « sa jolie petite mascotte », pour que ses potes m’admirent.
Une fois la sauce prête, je l’ai versée sur les fusilli et j’ai emporté assiette et salade sur ma terrasse, Martha à mes basques. Elle m’avait suivie comme mon ombre depuis que je l’avais adoptée à la SPA. Je vivais sur Potrero Hill, dans une maison bleue rénovée, avec vue sur la baie. Mais rien de comparable avec celle dont on jouissait dans la suite du Mandarin.
Je me suis assise, j’ai balancé mes pieds sur une chaise et j’ai posé l’assiette en équilibre sur mes genoux. De l’autre côté de la baie, les lumières d’Oakland brasillaient comme un millier d’yeux malveillants.
J’ai fixé cette galaxie d’éclairs lumineux, senti mes yeux se gonfler de larmes et, pour la deuxième fois de la journée, je me suis surprise à pleurer. Martha m’a poussée gentiment de la truffe avant d’achever les pâtes à ma place.