9.
Quand l’ascenseur s’arrêta, Cindy retint son souffle. Son cœur pompait comme une turbine.
Vingt-neuvième étage. Elle était au centre des choses. Elle faisait vraiment ça.
Les portes s’étaient ouvertes sur un coin reculé de l’étage. Elle remercia Dieu qu’un flic ne soit pas posté devant.
Elle perçut de l’activité à l’autre extrémité du couloir. Elle n’avait qu’à se laisser guider par le bruit.
Au fur et à mesure qu’elle se pressait le long du couloir, les voix devenaient plus fortes. Deux hommes en blouson jaune avec CSU1 en grosses lettres noires la croisèrent. Au bout du couloir, un groupe de flics et d’enquêteurs se tenaient devant une double porte ouverte sur laquelle on lisait « Suite du Mandarin ».
Elle n’était pas seulement dedans, mais en plein dedans.
Cindy s’avança vers la double porte. Les flics ne regardaient même pas dans sa direction ; ils laissaient entrer le personnel de sécurité qui était arrivé par les ascenseurs principaux.
Elle avait réussi. La suite du Mandarin. Elle en apercevait l’intérieur : elle était immense, opulente, somptueusement décorée. Avec des roses, partout.
Puis son cœur faillit s’arrêter de battre. Et elle crut qu’elle allait vomir.
Le jeune marié en chemise blanche tachée de sang gisait sur le sol.
Cindy flageola. Elle n’avait jamais vu de victime d’un meurtre jusque-là. Elle voulut se pencher en avant, mémoriser le moindre détail, mais son corps refusa de bouger.
— Vous êtes qui, bordel ? tonna brusquement un grand flic furax qui la regardait sous le nez.
Tout à trac, on l’empoigna et on la plaqua sans ménagement contre le mur. Elle eut mal. Paniquée, Cindy désigna son sac et son portefeuille dans lequel était glissée sa carte de presse avec photo.
Le flic furax compulsa ses papiers et ses cartes de crédit comme s’il s’agissait de vulgaires prospectus.
— Nom de Dieu, une journaliste, fit l’agent au cou de taureau, avec une grimace qui l’apparentait à un doberman écumant de bave.
— Bordel, comment avez-vous fait pour monter jusqu’ici ? fit son coéquipier en approchant.
— Fous-la-moi dehors, lui aboya Doberman. Et relève son identité. Je veux plus la voir d’ici un an dans un rapport de police.
Le coéquipier la tira par le bras jusqu’à l’ascenseur central. Par-dessus son épaule, Cindy aperçut une dernière fois les jambes du mort étalées près de la porte. C’était horrible, terrifiant et triste. Elle tremblait de tous ses membres.
— Montre la sortie à cette journaliste, donna-t-il comme instruction à un troisième flic qui jouait les liftiers.
Il s’éventa avec sa carte de presse comme avec une carte à jouer.
— N’espérez pas que ça ait valu le coup de monter jusqu’ici.
À l’instant où les portes se refermaient, on entendit crier :
— Attendez.
Une femme élancée en T-shirt bleu pastel et gilet de brocart, un badge fixé à la ceinture, pénétra dans la cabine. Elle était jolie avec des cheveux blond-roux, et visiblement à cran. Elle poussa un profond soupir quand les portes se refermèrent.
— C’est duraille là-bas, inspecteur ? lui demanda le flic qui escortait Cindy.
— Ouais, dit la jeune femme sans daigner tourner la tête.
Le mot inspecteur fit tilt dans l’esprit de Cindy.
Elle n’en revenait pas. La scène du crime devait être particulièrement horrible pour perturber un inspecteur de la sorte. Pendant toute la descente des vingt-neuf étages, elle regarda droit devant elle, avec un imperceptible battement de cils.
Les portes s’ouvrirent sur le hall et l’inspecteur se précipita dehors.
— C’est par là, la sortie, dit le flic à Cindy. Vous la prenez et que je ne vous revoie plus.
Elle attendit que les portes de l’ascenseur se referment, pivota sur elle-même et scruta le vaste hall à la recherche de l’inspecteur. Elle l’aperçut qui pénétrait dans les toilettes pour dames.
Cindy s’empressa de la suivre. Il n’y avait qu’elles deux.
L’inspecteur faisait face à une glace. Mesurant pas loin d’un mètre quatre-vingts, elle était mince et impressionnante. À la stupéfaction de Cindy, il était clair qu’elle avait pleuré.
Bon Dieu de merde ! Elle était au cœur des choses, encore une fois. Qu’avait bien pu voir l’inspecteur qui la bouleversait autant ?
— Ça va ? lui demanda Cindy pour finir, d’une voix douce.
L’inspecteur se raidit en s’apercevant qu’elle n’était pas seule. Mais elle avait toujours l’air d’être sur le point de tout balancer.
— Vous êtes cette journaliste, hein ? Celle qui a réussi à monter à l’étage.
Cindy opina.
— Comment avez-vous fait ?
— J’en sais rien. J’ai eu de la chance, peut-être.
L’inspecteur se tamponna les yeux d’un Kleenex.
— Alors, j’ai bien peur que votre chance n’ait été de courte durée si vous comptez me tirer les vers du nez.
— Telle n’était pas mon intention, répondit Cindy. Vous êtes sûre que ça va ?
La femme-flic se tourna vers elle. Son regard disait : « Je n’ai rien à vous dire », mais c’était un mensonge. Elle avait l’air d’avoir besoin de tout le contraire, de parler à quelqu’un, et plus que tout au monde.
C’était l’un de ces moments étranges, Cindy le savait, où tout se jouait en dessous de la surface. En échangeant leurs rôles, avec un peu de chance, elles pourraient même devenir des amies.
Cindy tira une carte de sa poche et la déposa sur le lavabo devant l’inspecteur.
— Si ça vous dit de parler...
Le joli visage de l’inspecteur reprit des couleurs. Elle hésita avant d’adresser l’ombre d’un sourire à Cindy.
Celle-ci lui sourit à son tour.
— Tant qu’à y être...
Elle s’approcha du lavabo, sortit sa trousse à maquillage, surprenant le regard de l’autre femme en reflet dans la glace.
— Sympa, le gilet.