23.
Nicholas Jenks était dans une cellule de détention au neuvième étage du palais de justice. On allait le mettre en examen plus tard dans la journée.
Sherman Leff, son avocat, se trouvait avec lui, semblant juger qu’il ne s’agissait que d’une simple formalité et que la balance de la justice reposait sur les épaules de son costume d’un bon faiseur anglais.
Jill Bernhardt nous accompagnait, Raleigh et moi. Jenks n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. On avait le Champagne, la veste de smoking, des poils de barbe qui correspondaient. On l’avait dans la suite avec David et Mélanie Brandt. J’étais pressée de lui communiquer toutes ces bonnes nouvelles.
Je me suis installée en face de Jenks et l’ai regardé droit dans les yeux.
— Je vous présente Jill Bernhardt, adjointe du DA, lui ai-je dit. Elle va s’occuper de votre affaire. Et aussi vous accuser.
Il a souri – condescendant, gracieux, sûr de lui – comme s’il nous recevait chez lui. Pourquoi cet air si confiant ? me suis-je demandé.
— Si tout est en place, a fait Jill. J’aimerais qu’on commence.
— Quand vous voudrez, a dit Sherman Leff. Je n’y vois pas d’objection.
Jill a pris son souffle.
— Monsieur Jenks, dans une heure vous allez être mis en examen pour l’assassinat de David et Mélanie Brandt au Grand Hyatt, le 5 juin. Peu après, un tribunal de Cleveland fera de même pour celui de James et Kathleen Voskuhl. En me basant sur les dernières conclusions du médecin légiste, je crois que vous pouvez vous attendre à ce qu’un tribunal de Napa Valley nous emboîte le pas. Nous sommes en possession de preuves accablantes qui vous relient à ces trois meurtres. Nous vous communiquons cela à vous et à votre avocat dans l’espoir que votre décision, face à ces preuves, épargne à la ville, aux familles des défunts ainsi qu’à la vôtre, l’humiliation supplémentaire d’un procès.
Sherman Leff a fini par l’interrompre.
— Merci, maître Bernhardt. Je profite que l’humeur du jour soit à la conciliation pour exprimer tout d’abord les profonds regrets de mon client pour son éclat intempestif à l’encontre de l’inspecteur Boxer, au moment de son arrestation. Comme vous pouvez l’imaginer, le choc et la soudaineté de telles accusations, d’un grotesque achevé après qu’il se fut plié à votre interrogatoire... sous son propre toit... je suis certain que vous comprendrez comment l’on peut se laisser emporter de façon malavisée.
— Veuillez croire que je le regrette sincèrement, inspecteur, a fait Jenks en prenant la parole. J’ai conscience que les apparences sont contre moi. Le fait que je me sois montré peu communicatif sur ma liaison avec l’une des victimes. Et maintenant, il semblerait que vous soyez tombée sur ce malheureux bouquin.
— C’est un élément, a placé Leff, que nous comptons faire supprimer du dossier. Son obtention représente une intrusion injustifiée dans la sphère privée de mon client.
— La décision judiciaire était totalement justifiée, lui a opposé Jill, calmement.
— Pour quel motif ?
— Votre client a fait un faux témoignage concernant l’endroit où il se trouvait au moment de la mort de Kathy Voskuhl.
Leff, pris de court, resta abasourdi.
— Votre client se trouvait à Cleveland, maître, lui ai-je dit brutalement.
Puis me retournant vers Jenks :
— Vous figurez sur le registre du Westin. Vous y avez séjourné deux nuits, coïncidant avec l’assassinat des Voskuhl. Vous avez affirmé être resté chez vous, monsieur Jenks. Mais vous étiez là-bas. Et vous vous êtes rendu au Hall of Fame.
Le sourire de Jenks a disparu et il a parcouru la pièce des yeux. Il a dégluti avec difficulté. Il reparcourait ses alibis et ses mensonges. Il a regardé Leff d’un air penaud.
— J’étais là-bas, a-t-il reconnu. Et j’ai dissimulé le fait. Il se trouve que j’étais venu m’adresser à un cercle de lecture de la région. Vous pouvez vérifier. La librairie Argosy. Je ne savais pas comment expliquer ça. Ajouté au fait que je connaissais Kathy, ça m’a semblé tellement m’incriminer. Mais soyons clairs. Vous vous trompez pour le mariage. Je ne m’en suis pas du tout approché.
J’ai vu rouge. Ce type n’était pas croyable.
— Vous aviez une lecture ? Quand ça, monsieur Jenks ?
— Le samedi après-midi. À quatre heures. Un carré de fans très fidèles. L’Argosy m’a énormément soutenu à mes débuts.
— Et après ça ?
— Après ça, j’ai fait ce que je fais toujours. Je suis resté à l’hôtel et j’ai écrit. Je suis allé nager, j’ai dîné tôt. Vous pouvez demander à ma femme. Je passe toujours les soirées en solitaire quand je suis sur la route. On l’a écrit dans People.
Je me suis penchée vers lui, par-dessus la table.
— Alors tout ça n’est qu’une bizarre coïncidence, hein ? Une femme avec laquelle vous avez nié avoir eu des relations sexuelles est brutalement assassinée. Vous vous trouvez par hasard dans la même ville. Et par hasard, vous avez menti sur cette liaison et votre présence à Cleveland. Une caméra de sécurité filme par hasard quelqu’un qui vous ressemble sur les lieux. C’est bien ça, monsieur Jenks ?
Leff a posé une main sur le bras de Jenks, l’incitant à la prudence.
— Non ! s’est écrié son client dont le sang-froid se délitait.
Puis il est redevenu calme et a essuyé la sueur de son front.
— J’ai menti... pour Chessy... pour sauvegarder mon mariage.
Il s’est redressé sur la chaise en bois. Son alibi s’effondrait.
— Je ne suis pas parfait, inspecteur. Je fais des écarts. Je vous ai menti à propos de Kathy. C’était une erreur. La réponse est oui. Ce que vous supposez être vrai, c’est la vérité. On a été amants de temps à autre pendant cinq ans. Ça a continué... même bien après le début de sa liaison avec James. C’était de la folie furieuse. Mais pas un meurtre. Je n’ai pas tué Kathy. Et je n’ai pas tué les autres !
Jenks s’est dressé. Pour la première fois, il a eu l’air terrifié. La réalité de ce qui lui arrivait faisait clairement son chemin en lui.
Je me suis penchée en avant.
— Une bouteille de Champagne a été abandonnée dans la suite du Hyatt où l’on a assassiné les Brandt. Elle correspond au même lot que vous avez acheté à une vente aux enchères chez Butterfield & Butterfield en novembre 1996.
Leff m’a objecté :
— Nous savons cela. La malheureuse coïncidence du goût de mon client pour certain Champagne ne peut sûrement suffire à l’impliquer dans cet acte criminel. Il ne connaissait même pas les Brandt. Ce vin aurait pu être acheté n’importe où.
— Oui, effectivement ; cependant, le numéro d’enregistrement sur la bouteille du Hyatt correspond à celui du reste du lot découvert à votre domicile, hier soir.
— Ça devient absurde, a dit Jenks avec colère. Ce ramassis de conneries ne pourrait même pas constituer la trame de l’un de mes livres.
— Cela va heureusement l’améliorer.
De dessous la table, j’ai tiré le sac de chez Nordstrom contenant le pantalon de smoking roulé en boule. Je l’ai jeté sur la table pour que tout le monde le voie.
— Vous le reconnaissez ?
— Un pantalon... à quel petit jeu jouez-vous, maintenant ?
— On l’a trouvé hier soir. Dans ce sac. Au fond de la penderie de votre chambre.
— Et alors ? Que voulez-vous dire, qu’il m’appartient ? Joseph Abboud. C’est possible. Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— J’en viens au fait que ce pantalon correspond à la veste de smoking retrouvée dans la suite des Brandt. Le tout forme un costume, monsieur Jenks.
— Un costume ?
— C’est le pantalon qui va avec la veste que vous avez laissée dans leur chambre d’hôtel. Même marque. Même série. Même taille.
Un vent de panique balaya ses traits.
— Et si tout ça est encore loin de valoir vos inventions de romancier, lui ai-je dit, en le fixant des yeux, que direz-vous de ça. Le poil correspond. C’est celui que vous avez laissé dans Becky DeGeorge. Il correspond à ceux récupérés chez vous. Il vous appartient, sale brute. Vous vous êtes accusé vous-même.
Jill s’est penchée en avant.
— Vous irez au trou, Jenks. Au trou, jusqu’à ce qu’on en finisse avec les procédures d’appel et qu’on en vienne à vous plonger une aiguille dans le bras.
— C’est de la folie ! s’est-il écrié.
Il s’est penché au-dessus de moi, les veines de son cou gonflées, me hurlant en pleine figure :
— Espèce de salope, tu m’as piégée. Salope à sang froid, je n’ai tué personne.
Soudain, j’ai découvert que je ne pouvais plus bouger. Voir Jenks se déballonner était une chose. Mais il y avait autre chose en jeu. Je me sentais clouée à mon siège.
Je savais – sans pouvoir lutter contre : Negli.
J’ai fini par me lever et j’ai gagné la porte ; ma tête tournoyait et la pièce tanguait. J’ai eu une faiblesse dans les jambes. Pas ici, ai-je supplié.
Puis j’ai senti Raleigh qui me soutenait.
— Lindsay... ça va ?
Il me regardait, soucieux, sans rien soupçonner. J’ai aperçu Jill aussi.
— Ça va, Lindsay ?
Je me suis appuyée contre le mur. J’ai ordonné à mes jambes de me porter.
— Oui, bien, ai-je murmuré, me tenant au bras de Raleigh. C’est juste que ce salaud m’insupporte.
J’ai quitté la salle d’interrogatoire. J’étais très affaiblie, je tanguais. J’ai failli ne pas atteindre les toilettes pour dames.
Je me sentais mal, puis j’ai eu la nausée, comme si un esprit malin tentait de s’extirper avec fureur de mes poumons à coups de griffe. J’ai fermé les yeux, me suis penchée sur le lavabo.
J’ai toussé, une brûlure, déchirante, m’a percé la poitrine, puis, prise d’un tremblement, j’ai retoussé.
J’ai frissonné.
Il y avait du sang partout dans le lavabo.