17.
Ce soir-là, Claire Washburn emporta une tasse de thé dans sa chambre dont elle referma tranquillement la porte. Puis elle se remit à pleurer.
— Nom de Dieu, Lindsay, murmura-t-elle. Tu aurais pu me faire confiance.
Elle éprouvait le besoin d’être seule. Toute la soirée, elle avait eu des sautes d’humeur, s’était sentie dans tous ses états. Et ça ne lui ressemblait pas. Le lundi, jour de relâche de l’orchestre symphonique, Edmund faisait toujours la cuisine. C’était l’un de leurs rituels, soirée en famille avec papa aux fourneaux et les garçons chargés de la vaisselle. Ce soir, il leur avait préparé leur plat préféré, poulet aux câpres et au vinaigre. Mais tout était allé de travers et par sa faute à elle.
Une pensée l’obsédait. Elle était médecin, un médecin qui s’occupait exclusivement des morts. Elle n’avait jamais sauvé la vie de quelqu’un. Elle était un médecin qui ne guérissait personne.
Elle entra dans sa penderie, enfila un pyjama de flanelle, passa dans la salle de bains et nettoya soigneusement la peau brune et lisse de sa figure. Puis elle s’examina.
Elle n’était pas belle, du moins pas dans le genre que la société nous apprend à admirer. Elle était tout en rondeurs, sa taille informe fusionnant avec ses hanches. Même ses mains – ses mains compétentes, efficaces, qui manipulaient toute la journée des instruments délicats – étaient potelées.
Sa seule légèreté, disait toujours son mari, c’était quand elle était sur une piste de danse.
Cependant, à ses propres yeux, elle s’était toujours sentie bénie des dieux, privilégiée. Parce que issue d’un quartier difficile, un ghetto noir de San Francisco, elle avait réussi à devenir médecin. Parce qu’elle était aimée. Parce qu’on lui apprenait à donner de l’amour. Parce qu’elle avait tout ce qu’elle avait toujours désiré.
Ça ne lui semblait pas juste. Lindsay était celle qui avait du mordant dans la vie et, maintenant, elle s’écoulait d’elle goutte à goutte. Elle ne pouvait même pas l’envisager d’une façon professionnelle, avec le détachement clinique d’un médecin confronté à une maladie inévitable. C’est l’amie en elle qui souffrait.
Le médecin qui ne guérissait personne.
Après avoir fini la vaisselle, aidé par les garçons, Edmund entra et vint s’asseoir près d’elle sur le lit.
— Tu couves quelque chose, chaton, dit-il en lui massant l’épaule. Chaque fois que tu te roules en boule avant neuf heures, je sais que tu n’es pas dans ton assiette.
Elle fit non de la tête.
— Je ne suis pas malade, Edmund.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ? C’est cette affaire monstrueuse ?
Claire leva une main.
— C’est Lindsay. Je suis rentrée de Napa en voiture avec elle, hier. Elle m’a appris une terrible nouvelle. Elle est très malade. Elle est atteinte d’une maladie sanguine très rare. Une forme d’anémie du nom d’aplasie de Negli.
— Et c’est grave, cette anémie de Negli ?
Claire opina, l’œil embué.
— Très grave, bon Dieu.
— Oh, mon Dieu, murmura Edmund. Pauvre Lindsay.
Il lui prit la main et, assommés, ils restèrent assis un moment en silence.
Claire finit par le rompre.
— Je suis médecin. Je vois la mort chaque jour. Je connais les causes et les symptômes sous toutes les coutures. Mais je ne sais pas guérir.
— Tu nous guéris tout le temps, dit Edmund. Tu me guéris chaque jour de ma vie. Mais il y a des moments où même tout ton amour et ton intelligence stupéfiante ne peuvent pas changer les choses.
Elle se blottit dans ses bras puissants et sourit.
— T’es joliment futé pour un joueur de grosse caisse. Alors, on peut faire quoi, merde ?
— Seulement ça, dit-il en l’entourant de ses bras.
Il serra fort Claire très longtemps ; elle savait qu’à ses yeux, elle était la plus belle femme du monde. Ça aidait.