10.

Je travaille au palais de justice. Le Palais, comme on l’appelle, cette dalle de granit gris sur neuf étages qui loge l’administration judiciaire de la ville, est situé à l’ouest de l’autoroute, sur la Sixième et Bryant. Si le bâtiment lui-même, et ses couloirs fanés et antiseptiques, ne communiquent pas le sentiment que faire respecter la loi n’a rien de reluisant, les abords immédiats s’en chargent : officines de garants de caution, magasins de pièces mécaniques de rechange, parkings et cafés minables.

Tout ce qui a pu vous nuire trouve place au Palais : vols de voitures, violences sexuelles, cambriolages. Le DA était logé au septième, avec des boxes pleins de jeunes procureurs brillants. Au neuvième étage, c’est une enfilade de cellules de garde à vue. Juste à côté, on a même la morgue.

Après une conférence de presse hâtive, réduite à l’essentiel, Jacobi et moi, on a décidé de se retrouver à l’étage pour passer en revue les éléments dont on disposait.

La dizaine d’entre nous, chargés des affaires criminelles de toute la ville, partagent une salle de garde de six mètres sur neuf, éclairée brutalement au néon. Mon bureau  – mon choix  – se trouvait près de la fenêtre avec une vue des plus réjouissantes sur la bretelle d’accès à l’autoroute. Il était recouvert en permanence de dossiers, de piles de photos, de communiqués de service. Le seul article personnel était un cube de Plexi, cadeau de mon premier coéquipier. On y lisait la devise : Les rails ne donnent pas la destination du train.

Je me suis servi un thé et j’ai retrouvé Jacobi dans la salle d’interrogatoire n° 1. J’ai tracé deux colonnes à la craie sur un tableau noir sur pied : une pour ce qu’on savait et une pour ce qu’on devait vérifier.

Le premier entretien de Jacobi avec les parents du marié n’avait rien donné. Le père était un gros bonnet de Wall Street qui dirigeait une firme de rachats à l’échelon international. Il déclara que sa femme et lui étaient restés jusqu’au départ du dernier invité et avaient « raccompagné les enfants à l’étage ». Ils ne leur connaissaient aucun ennemi. Pas de dettes, pas de dépendance à une substance quelconque, pas de menaces. Rien de susceptible d’engendrer un acte si horrible et si inconcevable.

Une enquête auprès des clients du vingt-neuvième étage avait été légèrement plus couronnée de succès. Un couple de Chicago avait remarqué un homme rôdant dans le couloir, non loin de la suite du Mandarin, la veille au soir, aux alentours de dix heures et demie. Ils le décrivirent comme étant de taille moyenne, le cheveu court et brun, vêtu d’un costume sombre, peut-être un smoking. Il avait un carton de bouteille entre les mains.

Deux sachets de thé et deux emballages vides de Pepcid plus tard prouvaient que l’on avait retourné ces questions dans tous les sens, des heures durant. Il était sept heures et quart. Notre temps de travail se terminait à cinq.

— Tu n’as pas de rendez-vous ce soir, Lindsay ? m’a finalement demandé Jacobi.

— Je ne suis pas en manque de rendez-vous, Warren.

— Ouais, c’est bien ce que je disais  – pas de rendez-vous, ce soir.

Sans se donner la peine de frapper, Sam Roth, notre lieutenant, surnommé Joyeux, a passé sa tête à la porte. Il nous a balancé un numéro du Chronicle de l’après-midi sur la table.

— Visez-moi ça.

Le gros titre claironnait au hyatt, la nuit de noces tourne au massacre. J’ai lu à haute voix l’article en première page :

— » Face à une vue imprenable sur la baie, dans un univers accessible uniquement aux riches de ce monde, le corps du jeune marié (vingt-neuf ans) gisait, recroquevillé près de la porte. »

Il a froncé le sourcil.

— Alors quoi, est-ce qu’on a invité cette journaliste à faire un tour sur la scène de crime ? Elle connaît tous les noms, a fait un croquis des lieux.

Le papier était signé Cindy Thomas.

Je me suis souvenue de la carte dans mon sac, j’ai poussé un long soupir. Cindy Thomas, bon Dieu !

— Je ferais peut-être bien de l’appeler pour savoir si on est sur une piste, a continué Roth.

— Vous ne voulez pas entrer ? ai-je demandé. Regardez le tableau. Un coup de main ne serait pas de refus.

Roth n’a pas bougé, mordillant sa lèvre renflée. Il allait refermer la porte, mais il fit volte-face.

— Lindsay, je veux vous voir dans mon bureau à neuf heures moins le quart demain. Il faut qu’on examine cette affaire soigneusement. Car à présent, c’est la vôtre.

Là-dessus, il a refermé la porte.

Je me suis attablée, comme écrasée par un poids trop lourd. La journée s’était écoulée et je n’avais pas eu un instant de répit pour gérer ma propre actualité.

— Ça va ? m’a demandé Jacobi.

Je l’ai regardé, à deux doigts de tout lui dire ou peut-être même d’éclater en sanglots.

— Dure, dure, la scène de crime, a-t-il fait dans l’embrasure de la porte. Tu devrais rentrer, prendre un bain, etc.

Je lui ai souri, lui étant reconnaissante de cette attention soudaine, si peu dans son caractère.

Après son départ, j’ai fait face aux colonnes quasi vierges sur le tableau. Je me suis sentie si faible et si vide que j’ai eu du mal à me remettre debout. Peu à peu, les événements de la journée, ma visite chez Orenthaler, me sont revenus en mémoire. La tête m’a tourné en réentendant son avertissement : Mortellement, Lindsay.

Puis j’ai pris violemment conscience que huit heures allaient sonner.

Je n’avais pas appelé le spécialiste d’Orenthaler.

 

1er à mourir
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