32.
J’ai roulé direct jusqu’au Hilton sur le Lake Shore Boulevard où j’ai pu attraper Merrill Shortley juste avant qu’elle ne s’en aille à l’aéroport. Elle se révéla être élégante, avoir vingt-sept ans environ, des cheveux châtains mi-longs coiffés en chignon sur la nuque.
— Avec un petit groupe, on est restés debout toute la nuit, m’a-t-elle dit, en guise d’excuse pour la fatigue qu’accusaient ses traits. J’aurais aimé rester encore mais qui sait quand ils finiront par restituer le corps. J’ai un bébé d’un an.
— Les Kogut m’ont dit que vous habitiez à San Francisco.
Elle s’est assise au bord du lit en face de moi.
— À Los Altos. Je m’y suis installée il y a deux ans, après mon mariage.
— J’ai besoin de tout savoir sur Kathy Kogut à San Francisco, lui ai-je expliqué. Si elle a eu des amants, si elle a rompu, s’il y a quelqu’un par hasard qui aurait eu une raison de faire ça.
— Vous pensez qu’elle connaissait ce fou ? s’est-elle récriée, le visage fermé.
— Peut-être, Merrill. Vous pouvez nous aider à le découvrir. Vous voulez bien nous aider ?
— Kathy se tapait des mecs, a fait Merrill après un léger temps. Elle s’est toujours montrée libre en ce domaine.
— Voulez-vous dire que c’était une fille facile ?
— On peut voir les choses comme ça. Elle plaisait aux hommes. Ça bougeait pas mal à l’époque. Musique, cinéma. Des trucs alternatifs. Elle prenait tout ce qui la faisait se sentir vivante.
Je pigeais le tableau.
— Drogues incluses ?
— Je viens de vous le dire, tout ce qui la faisait se sentir vivante. Oui, Kathy prenait des drogues douces.
Merrill, bien que jolie, avait le visage dur d’une survivante de la rue qui s’était métamorphosée en pompom maman.
— Vous vient-il quelqu’un à l’esprit qui aurait pu lui vouloir du mal ? Quelqu’un qui était excessivement fasciné par elle ? Peut-être jaloux, quand elle est partie ?
Merrill a réfléchi deux secondes, a secoué la tête.
— Je ne vois pas.
— Vous étiez intimes, toutes les deux ?
Elle a opiné. Et en même temps, ses yeux se sont voilés.
— Pourquoi a-t-elle changé de ville ?
— Elle s’était dégotté un super-boulot. On aurait dit qu’elle avait fini par grimper dans l’échelle sociale. Son père et sa mère avaient toujours désiré ça. Bien dans le genre Shaker Heights. Ecoutez, j’ai vraiment un avion à prendre.
— Y a-t-il des chances que Kathy ait fui quelque chose ?
— Si l’on mène la vie qu’elle menait, on fuit toujours quelque chose.
Merrill Shortley a haussé les épaules, l’air ennuyé.
Merrill avait une attitude, une froideur que je n’aimais pas. Elle se drapait dans l’aura cynique d’un passé dissolu. Et je soupçonnais qu’elle me dissimulait quelque chose.
— Et vous, qu’avez-vous fait, Merrill ? Vous avez épousé un gros sac de Silicon Valley ?
Elle a fait non de la tête. Avant de finir par sourire imperceptiblement.
— Un gestionnaire de fonds.
Je me suis penchée en avant.
— Donc, vous ne vous souvenez de personne sortant du lot ? Quelqu’un avec qui elle serait restée en relation ? Dont elle aurait eu peur ?
— Ces dernières années, m’a dit Merrill Shortley, j’ai eu beaucoup de mal à me souvenir de quelqu’un sortant du lot.
— C’était votre amie, ai-je insisté, en élevant le ton. Vous voulez que je vous montre à quoi elle ressemble à présent ?
Merrill s’est levée, a gagné la coiffeuse et commencé à ranger dans un sac en cuir affaires de toilette et produits de maquillage. À un moment, elle s’est arrêtée et s’est aperçue en reflet dans le miroir. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle a surpris mon regard posé sur elle.
— Il y a peut-être ce type avec lequel Kathy a vécu quelque chose. Une grosse pointure. Plus âgé qu’elle. Elle m’a dit que je le connaissais – mais n’a pas voulu me donner son nom. Je pense qu’elle l’a rencontré grâce à son job. Si je m’en souviens bien, il était marié. Je ne sais pas comment ça s’est terminé. Ni qui a rompu. Ni même s’il y a eu une fin tout court.
Je me suis sentie inondée d’un flux d’adrénaline.
— Qui est-ce, Merrill ? Il est possible qu’il ait tué votre amie.
Elle a secoué la tête.
— Vous avez vu cet homme ?
Elle a refait non de la tête.
J’ai insisté.
— Vous êtes sa seule amie de l’époque qu’elle invite à son mariage et vous ne l’avez jamais rencontré, ne serait-ce qu’une fois ? Vous ne savez même pas son nom ?
Elle m’a souri, décontractée.
— Elle se protégeait. Elle ne me disait pas tout.
Parole de scout, inspecteur. Je suppose qu’il s’agissait d’une figure médiatique.
— Vous l’avez beaucoup vue ces deux dernières années ?
Merrill a fait non de la tête. Elle jouait les vraies garces. Très nouveau riche de Silicon Valley.
— Son père m’a dit qu’elle allait encore à San Francisco. Pour affaires.
Merrill a haussé les épaules.
— Je ne sais pas. Il faut que j’y aille.
J’ai ouvert brusquement mon sac et en ai retiré l’une des photos de la scène de crime que McBride m’avait données, celle de Kathy, les yeux grands ouverts, affalée en un tas sanglant aux pieds de son mari.
— C’est l’une de ses connaissances qui a fait ça. Vous voulez qu’on vous intercepte à l’avion et qu’on vous jette dans une cellule de détention à titre de témoin ? Vous pourrez appeler l’avocat de votre mari, mais ça lui prendra quand même quarante-huit heures pour vous tirer de là. Quelle sera la réaction du petit monde techno-gestionnaire face à cette nouvelle ? Je suis sûre de pouvoir la faire passer dans le Chronicle.
Merrill s’est détournée, le menton tremblant.
— Je ne sais pas qui c’était. Simplement qu’il était plus âgé, marié, le genre d’enfoiré super-friqué. Porté sur la chose et pas très relax là-dessus. Kathy m’a dit qu’il jouait à de petits jeux sexuels avec elle. Mais qui que ce fût, elle se taisait toujours, se montrait protectrice. Le reste, il faudra le trouver vous-même.
— Elle a continué à voir cet homme, n’est-ce pas ?
J’étais en train de recoller les morceaux.
— Même après être partie à Seattle. Même après avoir rencontré son mari.
Elle m’a lancé un sourire indéfinissable.
— Bien vu, inspecteur. Jusqu’au dernier moment.
— Quel dernier moment ?
Merrill Shortley a décroché le téléphone.
— Chambre 302. Préparez ma note. Je suis très pressée.
Elle s’est levée, a mis son sac Prada en bandoulière, un imper coûteux sur le bras. Puis elle m’a regardée en me disant sèchement :
— Le tout dernier moment.